La force citoyenne, c'est de l'espoir, de l'humanité, de l'action.
Voilà le triptyque que je retiens de ma rencontre, le 31 octobre dernier, à la Climate House, foyer des acteurs de la bifurcation écologique en plein coeur de Paris. Il y avait là des représentants d'OXFAM, de GreenPeace, d'Oil Change International, de Plateforme Ocean Climat, d'Human Right Watch, dont certains s'apprêtent à partir pour Belem - s'ils n'y sont pas déjà. Il y avait là, aussi, des femmes et des hommes engagés pour l'intérêt général, tous mus par une conviction : c'est par la force citoyenne que se prendront les grandes décisions et que se mènera la grande transition qui s'impose. Des journalistes, des membres de la Fondation pour le logement, une cancérologue à l'hôpital Bichat qui a fait de la santé environnementale son credo, un Maire de commune rurale qui invente tous les jours des solutions pour ses habitants, un biophysicien spécialiste de la pêche, une étudiante engagée avec les siens dans le mouvement climat. Je suis touché d'avoir senti, cet après-midi là,l'engagement et la force collective de citoyennes et de citoyens qui refusent de se laisser faire, et de regarder leur monde se rétrécir jour après jour. Surtout, de telles rencontres, essentielles, me renforcent dans une conviction : l'écologie ne se joue pas dans un seul champ, mais à la croisée des chemins. Economie, santé, éducation, culture, urbanisme, énergie. Tout se croise, tout se renforce, tout s'alimente, parce qu'il ne s'agit pas seulement de verdir certaines pratiques mais de repenser nos manières de produire, de soigner, d'habiter, de transmettre, de gouverner, et que c'est dans l'hybridation des mondes que naîtra la possibilité d'un nouvel élan collectif.
« Ce qui se joue aujourd'hui, ce n'est pas seulement l'avenir de la planète, mais l'avenir du politique, la capacité des nations à s'unir autour du destin commun. »
À la veille de la COP30 de Belém, au cœur de l’Amazonie, l’humanité se trouve face à elle-même. Trente ans après Rio et dix ans après Paris, le temps de l’innocence climatique est révolu. Nous entrons dans l’ère du désenchantement et des ruptures, où s’effondrent les illusions d’un multilatéralisme fondé sur la bonne volonté et la foi des peuples. L’Europe a annoncé mercredi 5 novembre un accord qu’il faut bien appeler a minima, en recul historique sur ses engagements climatiques. L’objectif d’une réduction de 90% des émissions a été assoupli, desserré et désormais à peine contraignant par une clause de révision tous les deux ans et par la possibilité ouverte de compenser 10% d’émissions par des achats de crédits-carbone internationaux. Quant à l’objectif 2035, flou, avec une fourchette de réduction entre 66,3 et 72,5%, il est clair sur sa valeur : il ne fait pas mine d’être contraignant. C’est une déception. En France, l’environnement semble être la première victime de l’instabilité politique et des difficultés budgétaires, comme si nous aurions toujours le temps de s’en occuper plus tard. Depuis 2018 et la crise des Gilets Jaunes, Emmanuel Macron n’a plus de stratégie environnementale autre que de battre le pavé diplomatique et de tenir de grands discours peu engageants. On se console de ce renoncement en regardant l'air ébahi les Etats Unis, qui, non contents de refuser tout engagement climatique, font pression sur d’autres Etats pour qu’ils renoncent ; ils ont récemment empêché la conclusion d’un traité international pour la neutralité carbone du transport maritime, le cadre net zéro. C’est, au-delà du déni, une aberration qui ne sert pas même les intérêts des Etats Unis.
A l’heure où Emmanuel Macron se rend au Brésil avec d’autres chefs d’Etats européens pour préparer avec le président Lula la COP de Belem, il est nécessaire de s’interroger sur ce qui se joue aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’avenir de la planète, c’est l’avenir du politique, c’est-à-dire la capacité des nations à s’unir autour d’un destin commun. Nous pensions pouvoir sauver la Terre à coups de sommets et de déclarations ; nous découvrons qu’il faut d’abord sauver l’idée même de la communauté internationale.
Les conférences climatiques, jadis symbole d’un espoir universel, sont devenues les miroirs d’un monde fragmenté. À Dubaï comme à Bakou, la diplomatie climatique s’est heurtée à ses propres limites : les compromis ont remplacé les engagements, les promesses ont pris la place des actes, et les intérêts nationaux ont supplanté l’intérêt général. À Belém, le président Lula tente courageusement de rallumer la flamme en associant la cause des peuples amazoniens à celle de la planète. Son gouvernement a su freiner massivement la déforestation amazonienne après les catastrophiques années Bolsonaro. Son équipe diplomatique, avec des personnalités comme le ministre Mauro Vieira, le conseiller spécial du Président Celso Amorim et le chef de délégation climat Andrea Corrêa do Lago, est dévouée à faire avancer la cause de la justice climatique et de l’efficacité multilatérale. Le Brésil veut démontrer qu’un autre Sud est possible, porteur d’une ambition écologique et solidaire. Mais derrière la ferveur, le doute domine. Car le modèle des COP, fondé sur le volontariat et la confiance, s’effrite sous le poids de la défiance et du réalisme.
Aux États-Unis, Donald Trump a fait de la négation du changement climatique un instrument de guerre politique. Son discours à l’ONU en septembre dernier, qualifiant le réchauffement de “plus grande supercherie de l’histoire”, a réactivé un climat de cynisme et de suspicion. En Europe, la lassitude s’installe : le Green Deal est contesté et la fracture sociale menace de devenir fracture écologique. Partout, les peuples doutent d’une transition qu’ils paient sans la comprendre. Plus encore, la planète a perdu la bataille du temps. Sept des neuf limites planétaires sont franchies : le cycle de l’eau douce, l’acidification des mers, l’usage des sols, le déclin de la biodiversité, le changement du climat, la pollution, le cycle de l’azote et du phosphore. L’objectif de +1,5 °C, autrefois horizon moral, est devenu mirage scientifique. Maintenir ce seuil relève désormais du symbole. Le franchir, c’est reconnaître l’échec d’une méthode. Dans les deux cas, c’est la confiance entre les nations qui s’éteint.
« Le climat est devenu la nouvelle fracture du monde. La transition écologique, loin d'unir, divise. »
Ce désarroi marque la fin d’un cycle historique. Pendant trois décennies, nous avons cru à un ordre climatique fondé sur quatre piliers : le leadership européen, la régulation par le marché, la coopération volontaire et la justice Nord-Sud. Ces piliers vacillent tour à tour. L’Europe, longtemps fer de lance du climat, se heurte à ses propres contradictions. Elle prêche la vertu mais doute de sa puissance, multiplie les normes sans offrir de projet politique. Son exemplarité, admirable mais isolée et fragilisée par le doute, ne suffit plus à entraîner les autres. La régulation libérale, elle, a trahi ses promesses. Les marchés-carbone n’ont pas modifié les comportements ; les politiques de responsabilité sociale se sont diluées dans le greenwashing ; les grandes coalitions d’entreprises, comme la GFANZ, se sont effondrées sous le poids du conformisme et du soupçon. Le volontariat diplomatique a montré sa vanité : dans un monde de rivalités, les promesses sans sanction sont des illusions sans lendemain. Quant à la justice climatique, elle s’est retournée sur elle-même.
Ce n’est plus seulement entre le Nord et le Sud que s’affrontent les intérêts, mais au sein de chaque société : entre les classes supérieures globalisées et les classes populaires désarmées, entre les générations, entre les territoires.
Le climat est devenu la nouvelle fracture du monde. La transition écologique, loin d’unir, divise. Les 1 % les plus riches de la planète émettent autant que les deux tiers les plus pauvres. Dans les pays du Sud, les élites captent les financements verts tandis que les populations subissent sécheresses et déplacements. Dans les pays du Nord, les citoyens se révoltent contre des politiques vécues comme injustes et punitives. L’écologie ne peut survivre qu’à condition de redevenir un projet d’égalité et de justice. La cause du climat n’est pas celle d’un ordre moral mais celle d’un ordre politique nouveau. Elle exige de redonner sens à la puissance, non pour dominer mais pour agir.
C’est ainsi que la bataille du climat se joue désormais dans la rivalité entre modèles de puissance. Deux visions s’affrontent. D’un côté, la Chine, devenue le laboratoire d’un dirigisme vert ; de l’autre, les États-Unis, sous l’influence du trumpisme, qui ont choisi l’impérialisme énergétique. Pékin a compris avant les autres que la transition serait la matrice du pouvoir mondial. En investissant massivement dans les énergies renouvelables, les véhicules électriques, le nucléaire civil et la recherche, elle a fait du climat un levier de croissance et un outil de souveraineté. L’an dernier, la Chine a installé sur son territoire plus de la moitié de toutes les nouvelles capacités mondiales en énergies renouvelables. Elle a investi en tout plus 828 milliards de dollars dans la transition énergétique. Ce n’est pas une politique de contrainte, c’est une politique d’investissement et de profit. La Chine n’imite pas le modèle occidental, elle le dépasse : elle prouve que la décarbonation peut devenir un instrument de puissance industrielle. Mais cette stratégie comporte des risques : la surproduction menace, les marchés se saturent, les tensions sociales montent. Pékin avance prudemment, consciente que son leadership vert pourrait être la source de sa prochaine vulnérabilité.
Face à elle, les États-Unis de Donald Trump ont choisi une voie inverse : le déni comme doctrine et la prédation comme méthode. Sous le slogan « Drill, baby, drill », l’Amérique s’abandonne à l’extractivisme, rouvre les mines et les forages, renforce sa dépendance aux hydrocarbures. Mais derrière le cynisme se cache une logique de puissance : le refus de toute limite, l’idée que le monde est un champ de survie où seul le plus fort résiste. Le trumpisme climatique n’est pas un aveuglement, c’est un calcul : transformer le dérèglement en avantage stratégique, faire du chaos un levier d’hégémonie. À l’inverse de la Chine, il ne prétend pas réguler la nature, mais s’y adapter par la force. L’un fait du climat un instrument d’ordre, l’autre un instrument de désordre.
Entre ces deux visions, l’Europe hésite. Elle se veut exemplaire mais se découvre impuissante. Elle a les valeurs de la transition, mais pas la stratégie. Elle parle d’écologie, mais redoute la révolution industrielle que celle-ci suppose. Elle défend la justice climatique, mais laisse se creuser les fractures sociales qui la minent. Ce manque de cohérence la condamne à l’effacement. Pourtant, l’Europe détient encore un atout décisif : sa culture du droit, de la mesure et du long terme. Elle peut être la conscience du monde, si elle accepte d’être aussi sa volonté. Il lui faut renouer avec une politique du réel, fondée non sur les injonctions morales, mais sur la mobilisation collective. L’écologie ne peut réussir sans l’adhésion des peuples. Elle suppose d’unir le social et le climatique, la dignité et la sécurité, la transition et la croissance. À défaut, elle nourrira les colères qui la détruiront.
Ce moment exige une refondation politique du climat mondial. Il ne s’agit plus d’améliorer le système des COP, mais de le réinventer. D’abord, en lui donnant un cadre institutionnel fort. Le climat doit devenir un pilier du droit international, au même titre que la paix et la sécurité. Il faut une conférence permanente des limites planétaires intégrant le réchauffement climatique et les autres urgences environnementales, intégrée à un Conseil de sécurité élargi, capable de donner mandat pour sanctionner les manquements graves et d’arbitrer les différends environnementaux. Sans doute une cour de justice internationale de l’environnement serait-elle aujourd’hui indispensable, notamment pour les litiges entre Etats, mais également pour définir des notions comme l’écocide. Ensuite, il faut réinventer la justice climatique. Les transferts financiers Nord-Sud doivent aller directement aux peuples, non aux bureaucraties, et être financés par une taxe mondiale des émissions de carbone des grandes entreprises. Dans les pays développés, une redistribution climatique est nécessaire pour que les classes moyennes et populaires ne soient plus les victimes de la transition. Enfin, il faut rebâtir la souveraineté écologique des nations : chaque peuple doit pouvoir définir son propre modèle énergétique et agricole, sans dépendre des chaînes de valeur contrôlées par d’autres. Cela suppose des formes et instruments nouveaux de planification, de concertation et de mobilisation financière. La dépendance verte est une dépendance comme les autres.
Autour de ces principes peut naître une diplomatie nouvelle, fondée non sur les promesses mais sur les projets. Car si l’objectif d’un réchauffement limité à 1,5°C est aujourd’hui hors de portée, celui à 2°C est encore possible. Il nous reste vingt-cinq ans de budget carbone total pour y parvenir : c’est peu, mais c’est faisable. Plutôt que des coalitions de paroles, bâtissons des coalitions d’actions : pour la reforestation, pour la protection des océans, pour le développement des technologies propres. L’avenir ne réside pas dans une uniformité mondiale, mais dans la convergence d’initiatives concrètes, fondées sur la confiance et la réciprocité. C’est ainsi que le multilatéralisme peut renaître : non comme un discours, mais comme une méthode.
Ce nouveau monde n’a pas besoin d’un catéchisme écologique. Il a besoin d’une grande politique du vivant, capable de réconcilier la puissance et la responsabilité, la technologie et la nature, la croissance et la dignité humaine. Il faut une alliance de Gaïa, une alliance des peuples et des générations, une alliance de l’humanité au chevet de la vieille Terre.
La France a un rôle singulier à jouer dans cette refondation. Fidèle à son universalisme, forte de sa voix indépendante, elle peut rappeler que la grandeur d’un pays ne se mesure pas à sa puissance brute, mais à sa capacité à unir. Elle peut plaider pour un multilatéralisme de responsabilité, où chaque nation accepte de répondre de ses choix. Elle peut appeler, dans le tumulte des intérêts et des peurs, à un sursaut d’humanité. Car il n’est pas trop tard pour agir, mais il est trop tard pour continuer comme avant.
L’histoire nous enseigne que les civilisations périssent moins de leurs crises que de leurs renoncements. La COP30 ne sera pas un sommet de plus si elle ose regarder la vérité en face : nous avons changé de monde. Le défi climatique se gagnera par la politique, c’est-à-dire par le courage. Le courage de dire, le courage de choisir, le courage de faire. À Belém, dans le frémissement de la forêt tropicale, c’est peut-être ce courage qu’il nous faut retrouver : non pas l’espérance d’un monde parfait, mais la foi dans un monde encore possible.
– Dominique de Villepin