Le 27 juillet 2025, date de l’annonce d’un accord commercial préliminaire entre l’Union européenne et les États-Unis, restera comme un jour funeste dans l’histoire de l’Europe.

Sans coup férir, l’Union vient de subir un revers politique, économique et moral d’une gravité inédite : son allié américain est devenu pour l’occasion un prédateur. Au terme de mois de négociations sous la pression permanente de la Maison-Blanche, Bruxelles a accepté un accord profondément déséquilibré – une capitulation pure et simple déguisée en compromis – face au diktat américain.

Jamais, entre alliés occidentaux, on n’avait osé imposer de telles conditions à l’Europe. L’Union se voit contrainte de consentir à un tarif douanier uniforme de 15 % sur l’essentiel de ses exportations vers les États-Unis, 70 % d’après les premiers décomptes, frappant notamment l’industrie automobile – fleuron de notre compétitivité – tandis que les concessions américaines ne sont pour l’essentiel que des retraits de menaces antérieures.

Pour mesurer l’ampleur de ce camouflet, rappelons qu’il s’agit d’une multiplication par trois des taxes douanières, puisqu’elles s’élevaient à 4,8 % en moyenne avant le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, et que ce taux de 15 % dépasse même celui de 10 % consenti par le Royaume-Uni dans un accord bilatéral précédent.

En outre, l’Union s’est engagée à ce que ses entreprises investissent 600 milliards de dollars sur le sol américain – alors même que notre continent souffre d’un chômage structurel et d’une désindustrialisation rampante qui réclament d’urgence des investissements chez nous, à hauteur de plus de 800 milliards d’euros par an pour respecter la trajectoire de neutralité carbone, comme l’a rappelé le rapport Draghi.

Enfin, l’Union s’est engagée à ’acheter 750 milliards de dollars d’énergie américaine sur trois ans, pour l’essentiel du gaz naturel liquéfié (GNL), remplaçant ainsi une dépendance russe par une dépendance américaine, cédant au chantage au mépris de nos propres engagements climatiques.

Cela représenterait une multiplication par plus de trois de nos achats énergétiques auprès des États-Unis. Est-ce à dire que nos objectifs environnementaux sont négociables ? La Commission européenne avait elle-même présenté en début d’année un plan pour la compétitivité visant à ce que l’épargne européenne s’investisse ici plutôt qu’aux États-Unis – plan totalement contradictoire avec l’accord commercial annoncé.

Au-delà de ces chiffres bruts, ce pacte inégal touche aux piliers mêmes de la souveraineté européenne, tant il vise à satelliser plus encore notre continent dans l’orbite de Washington.

Sur le plan économique, l’imposition de tarifs douaniers prohibitifs, combinée à la promesse d’investissements directs massifs en Amérique, incite les entreprises européennes à délocaliser une partie de leur appareil productif outre-Atlantique. L’industrie européenne risque ainsi de se spécialiser dans l’approvisionnement du marché américain, ce qui rendrait impossible tout pivot stratégique vers l’Asie et placerait nombre de nos usines sous le contrôle administratif de Washington.

Sur le plan militaire, l’accord entérine et renforce la dépendance en matière de défense : les Européens se sont engagés à commander davantage de matériel américain, ce qui hypothèque l’émergence d’une base industrielle et technologique de défense européenne autonome. Nos armées resteront donc encore un peu plus tributaires des pièces détachées et logiciels venus des États-Unis, et donc du feu vert de Washington pour l’entretien et l’usage de nos équipements.

Sur le plan technologique et idéologique, cet accord torpille de fait les velléités européennes de nouvelles régulations des géants du numérique américains, sacrifiant une part de notre souveraineté numérique. Incapable d’encadrer ces plateformes, l’Europe renonce à contrôler pleinement sa sphère publique en ligne – avec les risques que cela comporte pour l’intégrité de nos processus démocratiques et de nos données.

Cette absorption quasi-totale — conçue à Washington pour Washington — est un revers historique pour les partisans d’une Europe véritablement indépendante. À l’inverse, pour les euro-atlantistes convaincus, c’est la garantie que les États-Unis ne délaisseront pas de sitôt une Europe devenue leur plus lucrative province impériale.

Il ne s’agit donc pas d’un accord commercial, mais bel et bien d’un abandon. Car même si les industriels, les producteurs et les exportateurs européens peuvent se réjouir de pouvoir compter sur une plus grande stabilité et prévisibilité pour certains de leurs secteurs stratégiques, le prix à payer est exorbitant.

Cet accord aura des conséquences très négatives pour les Européens comme pour les Français. Les économistes du Kiel Institute ont évalué à plusieurs milliards les pertes de richesse pour la France – ce qui signifie moins de richesses et moins d’emplois pour les Français. C’est une trahison de la promesse européenne de prospérité partagée.

Une telle humiliation collective ne peut qu’interpeller chaque citoyen européen, d’autant plus que l’Union avait pourtant les moyens d’agir, alors que chacun des 27 États n’aurait eu, pris individuellement, aucune chance de pouvoir résister à la pression américaine.

– Dominique de Villepin

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