Incendies dans l'Aude, à Marseille, cyclone tropical à Mayotte, canicules à répétition, maladies, pollution : les conséquences du dérèglement climatique sont plus vives que jamais. L'urgence est là, face à nous. Notre maison continue de brûler, et plutôt que de redoubler l'effort pour contrer les effets dévastateurs de la crise écologique, les pouvoirs publics français et européens semblent se résigner à la fatalité. Jusqu'à la fin de l'été, je vous propose une série de chroniques pour tenter d'identifier ensemble les solutions. En voici un premier épisode : « Repenser l’espace et le temps : la grande adaptation du territoire. »

La mi-août est là, et avec elle ce moment particulier de l’année où près de douze millions d’enfants, de la maternelle à la terminale, s’apprêtent à retrouver le chemin de l’école. Septembre pointe son nez. Les grasses matinées se raccourcissent, les habits de vacances laissent place aux cartables neufs et aux cahiers aux premières pages encore vierges. Comme eux, je fais mes devoirs. Je vous écris du lieu reculé où j’aime me retrouver pour réfléchir, entouré des miens, dans le calme nécessaire à la pensée. Dans quelques jours, je reviendrai à Paris, où je suis invité à donner une conférence sur l’un des enjeux essentiels de notre temps. Le défi du siècle en réalité : comment construire pour la France une doctrine écologique radicale, structurante, qui nous permette d’affronter les temps à venir collectivement, avec force, talent et capacité d’innovation.
Comment faire de notre pays une grande nation de la transition, et lui redonner la force d’inspiration qui a fait sa singularité à travers l’Histoire ? Ce qui a fait la grandeur, la puissance, la voix unique de la France au gré des siècles et des mutations de la société, c’est sa capacité à construire des outils de planification et de doctrine ; c’est Jean-Baptiste Colbert comprenant qu’une politique commerciale ambitieuse reposait sur des infrastructures repensées, Napoléon Bonaparte imaginant le Code civil pour se doter d’un ensemble de règles collectives, Jules Ferry et les hussards noirs inventant une école libre comme fondation républicaine, le général de Gaulle organisant l’œuvre nucléaire pour donner à notre pays les moyens de sa souveraineté. Aujourd’hui, il nous appartient de définir la matrice écologique du siècle.
Ce texte est une réflexion en mouvement, que je vous livre pour qu’ensemble nous le traduisions en inspiration, en doctrine, en actes. Pour qu’ensemble nous imaginions l’avenir décent que nous espérons. C’est la première d’une série de quatre contributions que je livrerai dans les prochains jours pour ouvrir avec vous un dialogue. Un dialogue pour la France.
En fouillant récemment ma bibliothèque, je suis retombé sur un livre majeur de Julien Gracq, dont le titre lui fut soufflé par un vers magnifique de Baudelaire : « La forme d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel. »
Dans ce livre, l’auteur se livre à une extraordinaire méditation poétique sur Nantes, sur ses rues, sur son évolution ; mais en se concentrant sur sa ville, il nous offre un morceau d’universel. Les villes changent. Elles sont le miroir fractal de nos choix collectifs, parce qu’elles traduisent en dur, en concret, en palpable, en béton, en routes et en immeubles, nos doctrines politiques.
La forme de nos villes, leur étalement, leur dépendance à l’automobile, les outils industriels, économiques, commerciaux, les infrastructures touristiques et ouvrières dont elles se dotent déterminent leur capacité de résistance face aux inégalités sociales et leur vulnérabilité face aux risques climatiques. Aujourd’hui, 34 % des émissions de gaz à effet de serre provient de notre usage des transports ; près de 90 % de ce chiffre concernent les transports routiers dans leur ensemble. Le bâti, lui, compte pour environ 16 % de nos émissions ; c’est-à-dire que près de la moitié des émissions carbone de la France est liée aux choix collectifs que nous avons fait, à notre capacité à modifier la forme et la localisation de nos lieux de vie, à construire des modèles d’aménagement réactifs aux enjeux climatiques.
Regardons notre pays : la France fait face aujourd'hui à une fracture sociale et territoriale qui n'en finit plus de s'agrandir ; elle se lit dans la géographie concrète de nos villes et de nos campagnes. L'hypermétropolisation, qui est un mouvement continu de la mondialisation et de la tertiarisation de l'économie, concentre richesses et opportunités dans quelques pôles urbains à la sociologie monocorde. Pendant ce temps, les centre-bourgs se dévitalisent ; le désserrement pavillonnaire, c'est-à-dire le mouvement qui pousse les populations en-dehors des centres, souvent par les fluctuations du marché immobilier, éloigne toujours davantage logements et emplois. Les trajets sont plus longs, les mobilités plus coûteuses. Les classes populaires et moyennes en sont les premières victimes. La littoralisation des activités accentue les déséquilibres tandis que la désindustrialisation rend exsangues les bassins d'emploi qui faisaient la richesse de notre nation. C'est un cercle vicieux qui a des conséquences sociales dramatiques : distances subies, temps perdus, coûts contraints, accentuation de la crise climatique.
Nous devons replacer ce débat dans sa perspective historique. Entre 1945 et 1990, la reconstruction d'après-guerre et les politiques volontaristes du Général de Gaulle et de ses successeurs mènent notre pays à une vaste politique d'aménagement du territoire. Remembrement agricole, apogée de l'industrialisation. La stratégie planifiée d'aménagement du territoire crée de nouvelles infrastructures, de nouvelles autoroutes, de nouveaux chemins de fer, des périphériques pour fluidifier le trafic autour des métropoles. Cet élan est victime à l'orée des années 1990 d'une nouvelle ère de la gestion territoriale, que j'appellerais le grand démembrement. Les cadres collectifs sont éparpillés façon puzzle en une flopée d'acteurs, d'agences, de services. La décentralisation, dont nous devrons refaire l'outil de l'action et du quotidien facilité, se heurte ici à l'un de ses effets pervers. Mal orientée, sans planification, elle est confrontée à ses contradictions et devient la politique du tumulte et de l'embouteillage. Nous ne savons plus qui fait quoi, qui a quel pouvoir, qui construit et qui régule. Ce chahut conduit à un triple séparatisme : celui des territoires d'une même nation, celui des nations entre elles, celui des élites à l'intérieur de la mondialisation. À bien des égards, la décentralisation a permis l'émergence d'une logique de privatisation du territoire dans laquelle les entreprises privées se retrouvent dans un rapport de force très favorable face aux collectivités pour imposer des projets qui trop souvent n'ont pas de plus-value nationale. Alors qu'elle devra redevenir l'outil du tous avec tous, elle est devenue dans certains de ses aspects l'outil du tous contre tous. Nous épongeons encore les conséquences de cette deuxième ère, parce que nous avons manqué collectivement de voir émerger la troisième, celle dans laquelle nous sommes aujourd'hui : la phase de la reterritorialisation, de la reprise en main de notre capacité de transformation du territoire. C'est la grande adaptation. Dans un contexte nouveau, sans croissance démographique ni économique, le seul chemin revient à se doter d'instruments innovants pour appréhender ce défi. Substituer plutôt qu'additionner, créer de la péréquation plutôt que de démultiplier. Canaliser les énergies vers un but commun.
Il s'agit de redonner au territoire sa place philosophique et historique. De la même manière que l'Histoire est la forme politique et sociale qu'une collectivité humaine se donne dans le temps, le territoire est la forme politique et sociale dont elle se dote dans l'espace. Dans ce cadre, la question des distances s'impose en centralité. C'est le temps de la transformation et de l'adaptation choisie, fondée sur la priorisation par l'impact, pour refonder une démocratie territoriale souveraine.
La transformation territoriale m’apparaît donc comme la pièce maîtresse de la planification écologique, et comme le premier devoir de l’Etat en la matière. Tout découle de lui. Nous aurons à réinventer une philosophie des territoires : l'écologie des distances justes. Il s'agira de rapprocher les fonctions essentielles de la vie quotidienne – se loger, se travailler, se nourrir, se soigner, apprendre -, de rééquilibrer durablement le développement entre métropoles, villes moyennes et campagnes, de sécuriser et de moderniser pour le bien commun les infrastructures vitales - eau, énergie, numérique, santé - qui conditionnent la résilience, mais aussi l'attractivité de nos territoires.
Trop longtemps, nous avons pensé le territoire comme un modèle abstrait, déformant le paysage en cartes anamorphosées, en graphiques et en compilations ahurissantes de données et de chiffres. La planification urbaine, l'organisation de l'espace territorial, ont été dominées ces dernières décennies par une logique d’ingénieurs et de flux, plus rarement par une logique d’habitants. Il me semble essentiel de revenir à une considération claire : les territoires sont habités. Ce sont des vies humaines qui s’organisent dans l’espace. Ce sont des enfants qui doivent pouvoir aller à l’école, à pied, en bus, ou à vélo. Ce sont des retraités qui doivent pouvoir accéder à un médecin sans dépendre d’un enfant motorisé ou d’une association de quartier. Ce sont des salariés, des ouvriers, des professeurs, qui ne devraient plus passer deux heures par jour sur une autoroute périphérique pour se rendre au travail. La France, ce ne sont pas seulement un peu moins de 640 000 kilomètres carrés de terres, de cours d'eau et de rivières. Ce sont 68,6 millions de vies qui trouvent pour terrain d’existence l’une de ces parcelles de paysage. 68,6 millions de destins individuels qui se fondent dans un seul grand élan collectif, et qui ont besoin de nous pour repenser leur espace et leur quotidien.
La justice sociale et l’écologie se rejoignent ici dans un même mouvement ; exiger la sobriété carbone de femmes et d’hommes qui sont soumis à des contraintes parfois brutales quant à leur mobilité ou leur logement est une aberration que nous devons corriger. L’écologie ne peut pas se contenter d’être une injonction morale ; elle doit être un cadre spatial qui libère des alternatives réelles et concrètes au quotidien. La sobriété véritable n’est pas la privation : c’est l’art d’organiser la proximité — logements, emplois, services — pour économiser des kilomètres, du temps et de l’énergie. Elle est d’abord affaire d’urbanisme et de transports, avant d’être affaire de vertu.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui fait office de référence en matière d’écologie, définit dans son glossaire un concept qui me semble clé : le lock‑in, ou verrouillage en Français. Il s’agit, je cite, d’une « situation dans laquelle le développement futur d’un système, incluant les éléments d’infrastructure, les technologies, les investissements, les institutions et les normes de comportement, est régi ou contraint (verrouillé) par le développement passé. » En clair, chaque fois que nous construisons une route, un hypermarché, un lotissement, un échangeur autoroutier, un centre industriel, nous verrouillons les usages pour quarante ou cinquante ans. L’infrastructure guide les usages, donc les émissions. Ainsi, la transformation du territoire se retrouve-t-il souvent plus décisif que les technologies elles-mêmes. La véritable sobriété, c’est celle qui évite la dépense d’énergie avant même de la rendre propre et durable. C’est pourquoi toute décision d’infrastructure devrait être précédée d’un examen loyal des alternatives : « réparer » plutôt qu’étendre, « réutiliser » plutôt que consommer du sol, « reconnecter » plutôt que disperser.

La première sagesse, notre premier devoir de femmes et d’hommes désireux de construire une nouvelle manière de gouverner, c’est donc de faire le constat que nous avons en France un patrimoine territorial immense, rempli d’atouts et de forces, souvent abîmé mais encore vivant. Les villes petites et moyennes souffrent d’une métropolisation conduite à outrance et devenue un modèle de prédation. Les artères commerçantes des centres‑villes dépérissent peu à peu au profit de zones commerciales périphériques immenses qui dictent les usages et les conduites. Nous avons sous la main un vivier de richesse énorme qui nous demande d’agir avec rigueur pour imaginer, planifier et poursuivre une véritable politique de réaménagement de l’existant. Plutôt que d’étendre, il nous faut apprendre à réutiliser, à réhabiliter, à densifier avec une stratégie claire et dotée d’outils puissants. Le plan Zéro artificialisation nette (ZAN) adopté par le Parlement fixe avec raison un horizon ambitieux : celui de cesser, d’ici 2050, de consommer, de « mordre » sur le sol agricole et naturel. Pour réussir ce pari, il nous faudra investir massivement dans la transformation de ce qui est déjà là : convertir des parkings en logements, lancer un grand plan centres‑villes pour redonner de la force et de la vitalité aux commerçants de proximité, imaginer une nouvelle réalité du fret pour encourager la production et la consommation locales, réinvestir les gares et les friches désaffectées, imaginer de nouveaux usages pour les bâtiments, en particulier les bâtiments publics, laissés vides, et qui pourraient tantôt devenir de nouvelles écoles, de nouveaux centres de soins, de nouveaux logements sociaux par exemple. La ville sur la ville, c’est cela : faire renaître à partir de ce qui existe déjà. Et c’est aussi refuser les zones commerciales périphériques supplémentaires quand des centralités peuvent renaître ; fixer des critères de « nécessité, proportion, alternative » à toute extension urbaine ; désimperméabiliser les sols pour l’eau et la fraîcheur.
L'Etat est à la traîne, enchaîné par une machine devenue trop lourde, trop encombrante. La simplification de l'administration ne doit pas être la dévitalisation des normes ou des règles, mais il est temps de repenser son organisation pour qu'il devienne à nouveau un outil du commun au service du plus grand nombre. Dans un monde qui s'accélère, nous ne pouvons plus attendre que des milliers de marins orientent leur gouvernail dans le même sens avant d'agir. Pour faire face à la tempête, il faut clarifier les responsabilités, les compétences, redonner du pouvoir à ceux qui ont vu leur capacité d'action se dissoudre dans un empilement des strates. Nous nous rendrons compte très vite que pour beaucoup d'entre eux, les outils, les moyens, les leviers d'action existent déjà : agences nationales, réduits administratifs dans lesquels quelques valeureux fonctionnaires s'échinent à faire fonctionner leur service, outils de pilotage oubliés ou camouflés derrière des acronymes complexes : il nous revient de remettre tout cela en musique pour renforcer l'existant.
Pour cela, nous aurons besoin de celles et ceux qui connaissent la réalité de leur territoire et de nous appuyer sur la conscience des acteurs locaux. J’ai été longtemps frappé, dans mes fonctions gouvernementales successives ou lorsque j’avais l’honneur de servir l’Etat dans la haute fonction publique, par la pauvreté des dispositifs de suivi et de planification. Les objectifs, ambitieux, volontaristes, affichent une détermination de façade qui se traduit trop peu souvent par des actes concrets et par la mise en place d’outils de pilotage. Il ne suffit pas d’enjoindre les Maires ou les Présidents de collectivités à agir. Il faut leur mettre toutes les cartes en main pour le faire. Je suis convaincu que nous pourrions mettre ces outils à disposition du plus grand nombre, de doter les pouvoirs publics d’indicateurs et de tableaux de bord permettant de constater en direct les avancées, les points de blocage et les améliorations à apporter. Indicateurs de kilomètres motorisés par habitant, cartes d’accès aux services essentiels, tableaux mesurant l’artificialisation évitée et la densité gagnée, données publiques sur la vulnérabilité aux risques. Nous devons mettre à profit de l’intérêt général toutes nos cartes et toutes les avancées technologiques du siècle. L’intelligence artificielle, plutôt que de servir à colporter en ligne des deepfakes insidieux, pourrait par exemple être mobilisée pour faire un diagnostic en temps réel des avancées profondes permises par la transformation du territoire. La transition écologique se gagnera, je le crois, par la rigueur de ses outils et l’intelligence de leur usage. Comme l’école de la République a imposé les statistiques scolaires, comme le plan d’après‑guerre a imposé la comptabilité nationale, nous avons besoin urgemment d’un système d’information écologique qui soit capable d’accompagner et d’orienter l’action publique. Ce système devra être ouvert, opposable, et révisable chaque année pour corriger la trajectoire.
Ce nouveau modèle de suivi, de planification et d'action, qui me paraît impératif, pourra s'appuyer sur de nouveaux espaces et outils de gouvernance. Je souhaite que la France se dote d'un conseil des territoires, imaginé sur le modèle du conseil des Ministres, qui soit légalement doté d'un appareillage exécutif pour mener une action concrète au service de l'adaptation du territoire. Sous la présidence du Président de la République, il réunira les Présidents de Région autour d'une volonté commune : celle de fixer un cap, une stratégie, une vision, et de piloter d'une façon claire la construction d'une France réconciliée. Doté de compétences claires et de moyens concrets d'action, il conduira la transformation du territoire. Il ne s'agit pas de concurrencer le Sénat, qui continuera de représenter le pouvoir législatif des territoires, ou d'ajouter de la confusion au modèle, mais bien d'imaginer un nouvel organe à vocation exécutive en charge du suivi et du pilotage de la transformation territoriale. Pour que les Maires, premiers acteurs du quotidien, aient voix au chapitre, ce conseil des territoires pourrait s'appuyer sur un « Conseil des communes », un organe consultatif qui permettrait aux Maires de voter régulièrement en ligne pour se prononcer sur les grandes stratégies d'Etat et d'adaptation. Une fois par an, 3000 communes représentatives du territoire pourraient être réunies pour échanger sur ces enjeux et formuler des propositions et des orientations.
J'insiste sur la nécessaire représentation des villages, des petites villes et moyennes. Les blocs politiques et métropolitains se fondent trop souvent en un vase clos qui fait l'impasse sur la voix des millions de Françaises et de Français, en réalité l'écrasante majorité du pays, qui vit en-dehors des métropoles et qui a subi de plein fouet les conséquences de la désindustrialisation, de la tertiarisation et de la mondialisation. Cette France, qui n'a de périphérique que le nom tant elle est centrale, culturellement, économiquement, existentiellement, doit ressurgir parce qu'elle est souvent un exemple de sobriété plus prégnant que les centres-villes métropolisés. Je me souviens avec plaisir de ma rencontre avec le Maire de Châteaudun, qui m'a fait le plaisir de m'accueillir dans sa commune en juillet dernier. Avec plusieurs maires, parmi lesquels ceux de Château-Chinon ou de Langon, il a lancé le « Mouvement pour le développement des villes sous-préfectures », dont la tâche me paraît essentielle. Redonner à la « France des sous-préfectures » sa voix au chapitre, sa capacité d'agir et de construire, ne plus la réduire à une extra-territorialité des métropoles, est un acte fondateur de notre volonté de renouer avec une politique de la réconciliation.
Nos territoires ruraux portent une part essentielle de notre souveraineté alimentaire, et ils sont des exemples que nous devrons apprendre à suivre pour construire une nouvelle agriculture écologique qui protège les agriculteurs autant que les consommateurs. L'agriculture doit être accompagnée dans une transition ambitieuse mais réaliste, fondée sur des pratiques agroécologiques éprouvées. Rotation des cultures, recours à des variétés plus résistantes, biocontrôle, mécanisation de précision. Cette nouvelle dynamique doit être enclenchée main dans la main avec les agriculteurs, et en évitant de les opposer aux consommateurs comme cela a pu être le cas avec la loi Duplomb. Nous instaurerons un conseil indépendant, séparé des logiques de vente, pour accompagner et aider les producteurs, et des contrats de transition de filière. Cette évolution doit aussi permettre de reconnaître et de rémunérer à leur juste valeur les services écologiques rendus par les agriculteurs. Haies, bandes fleuries, zones humides, protection de la biodiversité. Enfin, pour apaiser la cohabitation entre riverains, agriculteurs, parents, élus, nous pourrions imaginer des distances-tampons et un préavis de traitement autour des écoles et des hameaux. Sur un modèle de dialogue et de rassemblement, nous encouragerons la mise en place de comités locaux, où pourront siéger les maires, les agriculteurs, les soignants, pour prévenir les conflits d'usage et restaurer la confiance.
Pour autant, la ruralité ne saurait se limiter à sa fonction nourricière. Il nous faudra sortir du regard déconnecté de quelques-uns qui ne la perçoivent pas comme un foyer d'activités multiples, et souvent sous-estimées. Artisanat, petites industries, tourisme de proximité, production énergétique décentralisée, savoir-faire traditionnels, innovation sociale : nos campagnes recèlent un potentiel immense pour la transition écologique et économique, en attente d’un coup de pouce et d’un investissement ciblé pour décupler leur vitalité et leur attractivité.
C’est à cette condition que la ruralité pourra redevenir un véritable choix de vie, porteur de sens et d’avenir, et non une contrainte subie.
L’une des tristes incarnations de ce manque de planification et de stratégie de pilotage se retrouve dans la politique ferroviaire française menée ces dernières années ; outre les prix prohibitifs qui éloignent de plus en plus les Français les plus fragiles des rails, nous faisons le constat d’une absurdité folle qui traduit les conséquences tragiques de la métropolisation. Quand les métropoles se rapprochent entre elles, faisant de Marseille une nouvelle banlieue de Paris accessible en trois heures à peine, certaines villes entre elles semblent tout bonnement s’éloigner entre elles. Pour aller à Paris, un cherbourgeois met 10 minutes de plus qu’en 1973. Pour rejoindre Grenoble, un habitant de Veynes a perdu 14 minutes. Un habitant de Carcassonne qui voudrait se rendre à Quillan met aujourd’hui 34 minutes de plus qu’il y a quarante ans. Et c’est presque une heure pour quiconque voudrait opérer le trajet Nantes-Bordeaux. Derrière ces chiffres qui pour certains paraissent anecdotiques, c’est un enjeu majeur de société qui s’incarne. Sur nombre d’axes secondaires, les temps de parcours se sont peu améliorés, parfois dégradés, et les correspondances demeurent dissuasives : le réseau n’a pas été pensé pour les liaisons transversales de la vie quotidienne. Et le transport de voyageurs n’est pas la seule victime de cette nouvelle réalité ferroviaire : alors que la part du fret ferroviaire a représenté davantage de la moitié des volumes au cours des années 1960, la douloureuse chute continue et a des conséquences dramatiques. Une baisse annuelle de près de 17% a conduit en 2023 le fret sur rails en France à connaître son plus bas niveau depuis 1980. Cette baisse a été nettement plus marquée en France que la moyenne de l’Union européenne.
Le train, pourtant, est l’épine dorsale de la transformation écologique. Sortir de cette spirale impose un choix clair d'adaptation: remettre la priorité de l’Etat sur les trains du quotidien, réinvestir dans les gares de petites et moyennes villes, rouvrir des lignes secondaires, électrifier le réseau classique et reconstruire un fret ferroviaire compétitif. Il faudra y adjoindre des « services express régionaux métropolitains » ( SERM ), c'est-à -dire des trains cadencés de type RER autour des grandes villes, une billettique intégrée et des correspondances garanties avec les bus express et les mobilités actives. Là encore, cela requiert une coordination pilotée par l’Etat et qui entraîne dans son escarcelle tous les acteurs publics autour d’une véritable stratégie de transformation ; parce que le rail n’est pas qu’un mode de transport. Il est une infrastructure de civilisation, une garantie d’unité territoriale et de justice sociale, à l’épicentre des questions climatiques bien sûr, mais aussi de souveraineté économique et d’équité. La route, elle, doit redevenir un bien commun d’entretien — et non l’alibi d’un étalement sans fin. L’équilibre des mobilités, ce n’est pas l’interdiction : c’est l’alternative réelle, fiable et abordable.

De manière globale, il nous faut sortir urgemment des logiques de rentes. Le système actuel subventionne l’injustice : lorsqu’une collectivité implante un tramway, une gare RER ou un métro, le foncier alentours prend de la valeur de manière exponentielle. Il nous faut trouver des moyens de mettre à profit du bien commun cette plus-value pour qu'elle ne profite pas seulement aux propriétaires privés. Dans le même mouvement, il faut cesser de privilégier fiscalement la consommation d’espaces vierges, et mener une politique ferme pour pénaliser l’artificialisation et récompenser la réutilisation de lieux en friche ou de bâtiments désaffectés. Tous les moyens publics doivent converger pour réinvestir l’intérêt général comme seule source de la dépense d’argent de l’Etat. Concrètement , cela signifie étendre les mécanismes de valorisation foncière autour des gares avec une participation mesurée des riverains à la plus‑value, créer un « Fonds national d’égalité territoriale et climatique » abondé par ces recettes et par une part croissante des profits des concessions autoroutières arrivant à échéance entre 2031 et 2036, flécher prioritairement vers la régénération ferroviaire, l’eau, le logement sur l’existant et la renaturation. Transparence intégrale : comptes certifiés et publication semestrielle des bénéficiaires et des résultats.
L’humanisme est notre boussole et la cohérence notre méthode. La nouvelle doctrine politique que nous devons faire émerger pour la France devra se fixer des principes clairs et s’y tenir, en prêtant une attention particulière à ne jamais dépasser les seuils irréversibles, sans quoi nous aurons à faire face à des conséquences sociales et environnementales terribles. La schizophrénie qui régit la dépense publique doit cesser : nous ne pouvons continuer de financer des plans climats d’une main tandis que de l’autre nous caressons l’échine de projets routiers qui augmentent les kilomètres parcourus, aggravent la dépendance automobile et détruisent les sols agricoles. Cela implique une rigueur nouvelle et qui doit tenir lieu de principe : instaurer une grille d’évaluation climatique et territoriale ex ante pour chaque projet, assortie évidemment d’indicateurs de suivi en continu. Cette exigence doit être le cadre de notre action d'adaptation. Si nous voulons permettre aux ménages modestes de réduire leurs émissions, l’Etat doit commencer par cesser de financer l’incohérence. Ajoutons‑y une hygiène réglementaire : simplifier sans renoncer en mettant en place un guichet unique, des délais garantis, des contrôles a posteriori; nettoyer chaque année les normes obsolètes, et réserver les surtranspositions aux seuls risques avérés, fondées sur des données, proportionnés et réévalués.
L’eau, fil invisible de notre souveraineté, appelle une doctrine semblable : réparer les réseaux pour traquer les fuites, déployer la réutilisation des eaux usées là où elle a du sens, renaturer les zones humides, désimperméabiliser les villes pour la fraîcheur, sanctuariser les nappes profondes. Les projets de stockage ne sauraient être présumés d’intérêt général : ils doivent démontrer nécessité, proportion et absence d’alternative au niveau du bassin versant.
Nos littoraux et nos montagnes commandent l’adaptation : cartographier finement le recul du trait de côte, relocaliser quand il le faut en accompagnant dignement, renforcer les protections là où elles sont efficaces ; adapter l’habitat de montagne aux aléas, sécuriser les voies et les réseaux. Dans l’outre‑mer, conjuguer résilience cyclonique, souveraineté hydrique et énergies locales ; faire de l’adaptation un moteur d’emplois non délocalisables.
Une ville, un département, une région, un pays, ne forment pas un conglomérat technocratique à la gestion comptable et déshumanisée. C’est un ensemble vivant, un écosystème organique où coexistent des destins, des envies, des rêves et des croyances. Nous avons la politique au cœur, c’est‑à‑dire l’intime conviction que seule une considération profonde pour le réel nous permettra de sortir par le haut des défis qui s’annoncent. C’est en agissant en cohérence, en constance et en responsabilité que nous serons à la hauteur de l’Histoire. Cela implique de revisiter en profondeur les structures systémiques qui freinent l’action publique et son déploiement coordonné sur l’ensemble du territoire de la Nation. Nous avons l’un des sols les plus riches, une diversité de paysages et de reliefs qui donnent à la France tous les atouts pour retrouver sa souveraineté et reprendre sa position de lumière et de guide. Notre cap 2027‑2032 tient en quatre verbes : réparer (réseaux, gares, centres‑bourgs), reconnecter (trains du quotidien, bus express, vélo sûr), reconvertir (friches, parkings, bâtiments vacants) et rééquilibrer (financements, plus‑values, efforts). Imaginons enfin l'écologie des distances justes.
Ainsi s’achèvent pour aujourd’hui mes méditations estivales ; aussi les terminerai‑je à nouveau par une citation de Julien Gracq dans laquelle nous voulons puiser l’espoir de la victoire : « Le rassurant de l’équilibre, c’est que rien ne bouge. Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger. »
À nous d’être ce souffle : par la justice des distances, la dignité des lieux, la beauté des paysages et la paix des voisinages.
– Dominique de Villepin