
Nous connaissons déjà la fin de l'épisode : le Gouvernement de François Bayrou va tomber. Ce n'est plus une surprise, et je crois n'étonner ou ne choquer personne en me livrant ainsi à un exercice de pronostic politique. Et si j'ai déjà eu à m'exprimer sur les conséquences politiques et institutionnelles d'une telle actualité, nous devons nous attacher aujourd'hui à regarder en face ce que cela implique pour notre pays et ses finances : le budget proposé par le Premier ministre ne passera pas. Cette incertitude est un coup dur pour l’investissement, l’emploi, le dynamisme des entreprises. Cela plonge à nouveau la France et les Français dans une situation de crise, d'enlisement et d'injustice sociale. Il nous reste pourtant deux exercices budgétaires à surmonter avant la fin du mandat présidentiel d'Emmanuel Macron et l'ouverture d'une nouvelle opportunité pour changer de cap politique en France.
En cette période de trouble, les républicains sincères doivent s'atteler à proposer des réponses claires et sérieuses qui s'affranchissent des enjeux politiciens de court terme pour revenir à une discipline de gouvernement d'un pays en danger.
« Deux mots doivent redevenir urgemment des boussoles : ordre et démocratie. »
Nous faisons face à un pouvoir qui persiste dans l’erreur et l’aveuglement. Le vote du budget, qui devrait incarner au plus haut point la responsabilité collective, se trouve malmené, instrumentalisé, transformé en champ de bataille et en chambre d’écho pour des putatifs candidats à l'élection présidentielle où prospèrent menaces, dénis et calculs partisans. Aujourd’hui prévalent le désordre et le déni de démocratie ;
Il me semble que deux mots doivent redevenir urgemment des boussoles pour guider notre action budgétaire : ordre et démocratie. Parce que l'un ne va pas sans l'autre. La démocratie n'est pas la somme des colères individuelles, ni un jeu de dupes électoral. Elle est l'organisation lucide et partagée de la vie collective, un consentement librement accordé par les citoyens qui garantit la liberté de chacun et le respect du débat pour arbitrer collectivement notre avenir. L'ordre, dans une démocratie, n'est pas une contrainte imposée par le haut, mais le socle institutionnel qui permet à la décision commune d'advenir sans subir les assauts de l'outrance et de la démagogie. Or, dans le moment politique et budgétaire qui plonge notre pays dans l'inconnu, ce socle est sur le point de vaciller.
Le débat budgétaire en cours aboutit à un capharnaüm politique où personne ne propose de projet clair mais où tout le monde caquète dans les médias. Il révèle trois tentations qui toutes affaiblissent l’exigence de responsabilité républicaine.
La première est la tentation du chaos, dont le gouvernement use comme d’une arme, agitant la menace d'une crise financière d'ampleur pour déposséder les Français de leur choix démocratique. Mais un Premier ministre n'est pas un lanceur d'alerte. C'est un responsable, et sa tâche première, parce que c'est le mandat qui lui a été confié au nom de la République par son Président, est de prévenir la crise, non de la provoquer.
La deuxième tentation est celle du déni de réalité. Parce que la dette n'est pas, comme le Premier Ministre l’a dit, la même chose que la dette d’un ménage. Elle est bien plus grave – car si on a aboli pour les personnes l’esclavage et la prison pour dettes, il n’en est rien pour les Etats, la Grèce en est témoin : la dette est la perte de la souveraineté, la perte de la maîtrise de l’avenir commun, la perte de la résilience face aux chocs futurs. S'obstiner à la minimiser et à minimiser son impact social à grande échelle, c'est fragiliser l'indépendance même de la Nation.
Enfin la troisième tentation, c'est celle de la froideur technique et de la rigidité technocratique. Un budget n'est pas une suite de colonnes chiffrées, de tableurs excel ou de graphiques colorés. Ce n'est pas un exercice comptable ou un problème de mathématiques. Noyer les Français sous un flot de tableaux, d’acronymes et de mesures ésotériques, c’est souvent chercher à éluder les grands choix de société qui sous-tendent les arbitrages financiers. Parce qu'il est avant tout un choix politique fondamental, la traduction concrète de nos choix, de nos priorités et de nos décisions pour l'avenir. S'il n'était pas un acte politique majeur, la Révolution de 1789 n'aurait pas confié son adoption au Parlement, et il serait tous les ans décidé à quelques-uns dans un bureau austère de Bercy. En démocratie, le budget incarne un projet politique et un contrat social, et chaque chiffre traduit une vision de l’intérêt général.
Ces trois tentations créent le terreau fertile à une dérive commune, transversale, qui touche tous les acteurs politiques et sociaux : le pari de la crise. Chacun, pour des raisons différentes, semble y voir un intérêt. Certains misent sur le blocage et l'explosion sociale. La colère des Français, juste, réelle, fondée, doit être entendue. Et c'est là le rôle de l'Assemblée nationale et du Parlement : entendre cette colère, l'appréhender et la transformer concrètement en pistes et en orientations légales.
D'autres parient sur une aggravation de la crise par les marchés financiers, espérant que leur pression justifiera un passage en force. Parce qu'il existe une possibilité aujourd'hui de faire fi de la démocratie pour imposer brutalement ce budget injuste et inefficace : c'est de soumettre sans changement majeur le projet de loi de finances avant le 13 octobre, s'assurer qu'aucune majorité ne puisse se dégager dans les soixante-dix jours du débat légal, et le promulguer par ordonnance en vertu de l'article 47 de la Constitution. Un tel passage en force, fondé sur le pourrissement de la situation et l’exacerbation des tensions sur les marchés financiers, reviendrait à piétiner le rôle du Parlement et à faire fi de la volonté populaire exprimée lors des dernières élections législatives. Ce pari-là serait celui d’une fuite en avant antidémocratique, aux conséquences potentiellement désastreuses pour la confiance dans nos institutions. Enfin, certains parient au contraire sur le caractère intenable de leurs propres promesses, comptant sur les marchés financiers pour les sanctionner et se poser ainsi en victimes d'un ennemi venu d'ailleurs et esquiver ses responsabilités. Ces diverses stratégies faussent le débat et parachèvent la fracture entre le peuple et ses représentants. Elles ont un point commun : elles nourrissent sciemment une crise déjà suffisamment douloureuse. Pendant que les responsables politiques de tous bords se perdent en coups tactiques dont l'écho ne dépasse jamais l'antichambre de leur parti, les Français attendent un budget. La crise nourrit la crise : la responsabilité républicaine, elle, se fixe un cap, l'intérêt général, et agit à son service en reposant sur l'ordre, la démocratie et la justice sociale.
« L'humanisme est un principe, une méthode et une discipline, qui s'appuient sur trois piliers : la prudence, la continuité et l'équité. »
Une nation ne se redresse pas dans le chaos, la rancœur et la panique, mais dans l’ordre, la responsabilité et la justice. Il est temps de sortir de ces impasses en renouant avec l’esprit de responsabilité et de concorde nationale. J'ai souvent dit du Gaullisme qu'il n'était pas un programme, mais un principe, une méthode et une discipline. C'est aussi le cas pour l'humanisme. Dans l'état actuel des choses, trois piliers me semblent fondamentaux en matière budgétaire : la prudence, la continuité et l'équité.
Prudence d'abord. Il nous faut naviguer entre Charybde et Scylla, éviter à la fois l’austérité aveugle et le laxisme budgétaire. Cela nous impose de nous méfier de la panacée des prédicateurs de vertu budgétaire : l'austérité. Regardons autour de nous l'exemple de la Finlande, éclairant. Depuis 2023, une austérité brutale y a cassé la croissance sans réduire la dette, qui a au contraire augmenté de plus de dix points de PIB. L'excès de rigueur a ajouté l'inefficacité à la douleur. L'excès de déficit, de son côté, mène à la perte de contrôle budgétaire : c'est ce qui conduit aujourd'hui les Etats-Unis, inquiets pour leurs finances, à se lancer dans la fuite en avant d’une politique de prédation. Ces deux excès, la rigueur sans croissance et le déficit sans limite, mènent à l'échec.
Continuité ensuite. Le temps de l’action publique n’est pas celui de l’instantanéité fébrile. Les allers-retours incessants sur une même mesure aboutissent en réalité à une instabilité réglementaire qui décourage autant les acteurs économiques que les consommateurs et les citoyens, ce qui empêche toute évaluation sérieuse et toute prise de risque pour les investisseurs. Dans la même logique, les gels de crédits en cours d'année désorganisent l'Etat bien davantage qu'ils ne réduisent ses dépenses : l’Etat est à l’arrêt. Gouverner, c'est choisir, et c'est ne jamais céder à l'improvisation qui conduit au chaos. Il nous faut tenir un cap pluriannuel, et le respecter.
Équité enfin. Nous héritons des révolutionnaires d'un texte qui a inspiré le monde entier. Mais si nous continuons à en apprendre les principes fondateurs à tous les écoliers, certains gouvernants semblent avoir oublié la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui rappelle qu' « une contribution commune est indispensable, [et] doit être également répartie entre les citoyens en raison de leurs facultés. » Nous ne pouvons plus continuer à demander des efforts aux mêmes, à ceux qui tirent la langue pour boucler le mois, qui comptent les centimes quand ils font leurs courses, alors que d'autres sont exonérés d'efforts. Nous ne pouvons plus faire reposer les finances publiques sur une minorité tandis que les plus aisés échappent à l’impôt. Les petits patrimoines n’ont pas les moyens de l’évasion fiscale. Pendant ce temps, les 500 familles plus riches ont vu leur fortune multipliée par six depuis 2017. Alors, les finances publiques doivent être le fruit d'un effort partagé, progressif, transparent. Chacun doit payer au regard de ses moyens. L'équité fiscale n'est pas un luxe idéologique, mais une condition de la légitimité républicaine.
« Mes trois exigences budgétaires : justice sociale, investissement d'avenir, indépendance. »
Que faire aujourd’hui, dans l’urgence du moment ? Fixer des principes, nous les avons évoqués, et les tenir invite à construire une méthode qui les épouse et les applique. La première étape de cette méthode, c'est de gagner du temps. Il s'agit de repousser le dépôt du projet de loi de finances initial afin d'empêcher tout passage en force et de tenir compte du rejet massif qu'il suscite, autant au Parlement que dans le corps social. Il faudra ainsi voter dès octobre une loi spéciale, semblable à celle de décembre 2024, pour proroger le budget 2025 durant les premiers mois de 2026. Ainsi seulement ouvrirons-nous une fenêtre de respiration démocratique pour mettre à profit le temps gagné et bâtir un consensus minimal. Aujourd'hui, c'est la foire d'empoigne, toujours remportée par celle ou celui qui criera le plus fort sur un plateau de télévision. Chaque parti repousse les décisions difficiles sur les autres. Il faut rompre avec ce confort et instaurer une règle du jeu commune. Une conférence extraordinaire des finances publiques, organisée sous le patronage de la Cour des comptes, pourrait réunir les groupes parlementaires afin de définir une trajectoire partagée de retour à l'équilibre. Sur la base de cette trajectoire, chaque parti pourrait proposer en toute indépendance sa propre grille de dépenses et de recettes, dans le respect de la transparence et de ses idées, en assumant la liste concrète de mesures qui en découlent. Le Parlement, redevenu alors le lieu du débat, trancherait sur le fond.
Mais la méthode parlementaire doit s'appuyer sur un retour à la dimension participative qui s'impose en République et en démocratie. Il s'agit, dans un contexte complexe nationalement et internationalement, de trouver collectivement les moyens de tenir au moins jusqu'en 2027, quand les cartes seront rebattues par l'élection présidentielle. Il est essentiel d'impliquer tous les acteurs du budget. Les collectivités territoriales, qui représentent une part importante des dépenses publiques, doivent faire preuve de responsabilité en identifiant leurs propres marges de modération. Nous avons le souvenir amer du budget de Michel Barnier qui prenait à la gorge les collectivités sans les impliquer, choisissant la brutalité plutôt que le dialogue. La fonction publique, service par service, doit s'interroger sur les ajustements possibles, y compris les coupes indolores qui pourraient parfois renforcer l'efficacité du service public. Les partenaires sociaux, enfin, doivent participer à la réflexion, singulièrement sur le budget de la Sécurité sociale. L'impôt et la dépense ne sont efficaces que lorsqu'ils reposent sur le consentement éclairé de tous ; il est essentiel de nous livrer à un exercice de transparence sans précédent. Il n'est plus possible de se cacher derrière de grandes déclarations d'intention pour ensuite avaliser un système flou où la pyramide de dépense se cache derrière des acronymes complexes destinés à entretenir la confusion. Cet exercice de transparence, bien sûr, devra se doubler d'une consultation citoyenne, des sortes d’Etats-Généraux des finances publiques, pour permettre aux Français d'exprimer leurs demandes et propositions, afin de renouer avec la légitimité démocratique de l'impôt.
Au terme de ce parcours, revenons à l’essentiel : quelle vision politique doit porter le budget 2026 ? Affirmer une méthode ne suffit pas, encore faut-il définir un cap clair. La responsabilité, in fine, c’est pour chaque responsable politique d’exposer sans fard ses choix et ses convictions. Je me prête à l'exercice, en livrant les trois miennes : justice sociale, investissement d'avenir, affirmation européenne.
Justice sociale d'abord. Depuis huit ans, nous sommes victimes d'un acharnement et d'une obstination. Le Président de la République, qui refuse de voir sa politique remise en cause, n'accepte pas le résultat des urnes et persiste à nommer des ayant-droits de sa politique libérale à Matignon pour poursuivre sur le chemin dangereux qu'il a ouvert. Ses gouvernements successifs, d'Edouard Philippe à François Bayrou, ont fait mine de croire à la chimère du ruissellement. Ils ont supprimé l'Impôt sur la Fortune, baissé les aides personnalisées au logement, multiplié les cadeaux fiscaux aux plus riches. Les Français attendent encore de voir les retombées promises avec panache il y a presque une décennie. Ce qu'ils voient en revanche, c'est que la dette publique continue de croître, tandis que les inégalités continuent de se creuser. C'est un échec à tous les niveaux : ni la justice sociale, ni la rigueur financière ne sont respectées. Un budget injuste est un budget inefficace et dangereux pour la cohésion de la nation.
Investissement d'avenir ensuite. Nous allons au devant de grands défis : décarbonation, digitalisation, démondialisation, renouveau démocratique. Ils sont immenses, simultanés, bouleversants pour l'ordre de la nation et du monde entier. Nous ne pouvons pas les affronter en faisant le pari de l'austérité de court terme ; il nous faudra au contraire consentir, toutes sources d’investissements réunies, à un effort comparable à plusieurs plans Marshall, articulant formation, innovation et transformation sociale. Nous devrons nous doter des instruments nécessaires à une politique nouvelle, un pôle public de crédit d’un côté capable de mobiliser, dynamiser et sécuriser l’épargne nationale et un fonds de richesse souveraine capable de piloter des priorités de réindustrialisation et de souveraineté technologique, énergétique, industrielle, avec une politique d’amorçage public.
Indépendance et souveraineté enfin. Nous devons reprendre toute notre place en Europe et retrouver notre capacité d’impulsion et d’orientation. C’est impossible sans faire preuve de sérieux budgétaire. Cela implique de respecter nos engagements vis-à-vis du Pacte de stabilité, non par obéissance, mais par intérêt bien compris, pour renforcer le poids de la France en Europe. Il en va en outre du dynamisme de toute la zone euro. De la même manière que l'Allemagne doit corriger son excès de rigueur qui pèse sur le dynamisme de toute la zone euro, la France doit corriger ses dérives, qui nuisent à la compétitivité du continent. C'est dans ce double mouvement que nous pourrons trouver un nouvel élan européen. C’est ainsi que nous renouerons avec notre puissance, que nous nous rendrons capable de reprendre le contrôle sur notre économie et notre budget tout en retrouvant une voix crédible à l’international.

Les semaines qui s'ouvrent sont des semaines décisives. Nous entrons dans une zone de turbulence. Le jeu politicien ne doit pas prendre le pas sur la sauvegarde de notre contrat social. Construire un budget, c'est choisir un cap, des priorités, c'est orienter collectivement notre dépense pour préserver nos droits et faire face aux urgences, et réfléchir ensemble au moyen de les financer. Le choix qui s'offre à nous est clair : continuer sur la voie du ruissellement qui a échoué et qui conduit notre pays à l'échec, ou inventer un État de défense sociale, un bouclier collectif qui protège notre société.
Je sais que c'est possible : lorsque j'étais Premier ministre, j'ai conduit un audit à grande échelle des finances publiques, lancé la première conférence des finances publiques en rassemblant l'ensemble des acteurs de l'Etat, des collectivités locales et des partenaires sociaux, et en 2007, quand j'ai passé les clés de Matignon à mon successeur, nous avions réussi le tour de force d’une grande loi de cohésion sociale, sur l’emploi, la formation, l’égalité des chances, les services à la personne, la rénovation urbaine, de baisser le chômage, tout en respectant nos engagements européens en passant sous le seuil des 3% de déficit. Enfin la France était en meilleure situation que l’Allemagne. Ce n'est plus arrivé depuis.
Alors, je fais le choix de la justice sociale et de la responsabilité. Je choisis de préserver aujourd’hui pour bifurquer demain. De redistribuer autrement, de créer autrement, de partager autrement. Pour que demain, en France, la solidarité reste la règle et non l’exception.
Ce choix, il appartient à chacun de nous, responsables publics, parlementaires, élus locaux, acteurs sociaux, et citoyens. L’intérêt général doit redevenir notre boussole commune.
La France a déjà traversé des périodes troubles où tout semblait bloqué, où la discorde et la résignation guettaient. Elle s’en est toujours sortie par le haut lorsqu’un sursaut de conscience collective et de courage politique a prévalu. Je ne suis pas pessimiste, je crois en la France et je crois qu’approche un « moment français ». L’heure du sursaut a sonné. Refusons la facilité trompeuse des faux-fuyants et des boucs émissaires, refusons de parier sur l’échec. Choisissons, au contraire, la voie exigeante mais salvatrice de la responsabilité, de la coopération et de la vérité. C’est à ce prix que nous restaurerons la confiance des Français dans l’action publique, que nous préserverons notre souveraineté et que nous transmettrons aux générations futures une nation en ordre de marche, prête à affronter les défis de l’avenir sans renoncer à ses principes. La crise n’est pas une fatalité si nous savons, ensemble, lui opposer la force tranquille de la responsabilité. Il en va de l’honneur de nos dirigeants, de la stabilité de nos institutions et, en fin de compte, du destin de la France.
– Dominique de Villepin