Jour après jour, à Gaza, le bilan s’alourdit inexorablement : dix morts vendredi, vingt-six samedi, quatre-vingt-treize dimanche. Ce n’est plus simplement une guerre, mais une tragédie humaine et une descente aux enfers où toute une population est prise au piège, soumise à un choix impossible entre mourir de faim ou périr sous les tirs incessants de l’armée.
Depuis plus de vingt mois, Gaza subit un déluge de feu en réponse à l’attaque terroriste du Hamas qui coûta la vie à plus de mille deux cents Israéliens en octobre 2023 et fit deux cents cinquante et un otages, dont une cinquantaine demeurent toujours captifs, parmi lesquels vingt seraient encore en vie. En réponse à cette horreur initiale, près de soixante mille Palestiniens ont péri sous les bombardements israéliens. Cette spirale aveugle de représailles et de souffrances humaines marque à jamais le visage de notre époque. Ces répercussions internationales provoquent des conséquences qui pourraient devenir irréversibles dans la vie commune de millions de femmes et d’hommes si nous n’agissons pas. En France, l’antisémitisme ressurgit dangereusement, instrumentalisé par les forces de la division qui cherchent partout à fracturer les nations et les peuples. Dans un même mouvement, des milliers de femmes et d’hommes de confession musulmane sont victimes d’une stigmatisation qui ne fait que s’amplifier. Partout les citoyens sont les victimes collatérales d’une guerre qui n’en finit plus de créer du désastre et de la désolation. Et pendant que nous nous querellons, pris dans l’engrenage dramatique de la haine et de la division, des femmes et des hommes continuent de mourir aux portes de la Méditerranée.
La Fondation humanitaire de Gaza (GHF), créée conjointement par Israël et les États-Unis, s’est rapidement révélée être un piège cruel. L’aide humanitaire, qui avance masquée, se distribue sous la menace constante d’une force militaire omniprésente, où chaque tentative désespérée d’obtenir de la nourriture peut signifier une condamnation à mort. Selon l’ONU, en deux mois seulement, près de mille Gazaouis ont été tués alors qu’ils tentaient simplement d’accéder aux produits essentiels pour continuer à vivre. Entourés de barbelés et gardés par des soldats lourdement armés, les centres de distribution se transforment en pièges mortels. Le dilemme tragique des Gazaouis – secourir un blessé ou récupérer un simple sac de farine – témoigne crument des conditions inhumaines auxquelles ils sont soumis chaque jour.
Peu à peu, les voix des derniers journalistes locaux s’éteignent, eux qui s’efforcent malgré tout de rapporter la vérité au monde, exposés quotidiennement à des tirs ciblés et à des arrestations arbitraires. L’Agence France-Presse elle-même sonne l’alarme sur le sort de ses correspondants locaux : « leur vie est en danger », alerte-t-elle, impuissante, prenant la difficile décision d’organiser l’évacuation de ses collaborateurs dans une période où nous avons pourtant tellement besoin de savoir.
Chaque jour, les dirigeants internationaux affichent leur impuissance, voire leur indifférence. Par son immobilisme et son quasi-mutisme, l’Union européenne trahit les principes fondamentaux sur lesquels elle a été bâtie, restant sourde aux appels pressants des consciences les plus respectées, à commencer par celui du pape Léon XIV exigeant « un arrêt immédiat de la barbarie de cette guerre ». Ecoutons Elie Barnavi quand il nous met en garde : « Si on n’arrête pas Benyamin Netanyahou », « on se sera rendu coupable d’un crime de guerre et d’un crime contre l’humanité massif ». Écoutons les voix qui se lèvent en Israël même. D’autant que chez nous, les rares initiatives diplomatiques s’enlisent. Ainsi, la conférence franco-saoudienne prévue à la fin du mois de juillet, qui devait initialement être présidée au plus haut niveau pour soutenir la reconnaissance de l’État palestinien, a été réduite à une simple réunion vice-ministérielle. Pourtant, la France s’est jointe à vingt-quatre autres pays pour demander immédiatement un cessez-le-feu et la libération des otages. Nous devons soutenir fermement cette initiative.
Notre responsabilité morale est pleinement engagée. Nous devons exiger l’ouverture sans attendre de corridors humanitaires sécurisés sous contrôle international, conditionnant tout soutien à Israël au respect strict et absolu du droit humanitaire international. Enfin, je renouvelle ici mon appel à ouvrir les portes de Gaza aux journalistes étrangers. Le monde entier a plus que jamais le droit et le devoir de savoir.
Face à cette tragédie, un seuil moral, politique et historique a été franchi. Nous sommes désormais confrontés, devant un peuple sidéré, à une mécanique privée de tout garde-fou : autant du sens des responsabilités d’un chef de gouvernement digne de ce nom, que du sens de la mesure de partis politiques démocratiques, comme de la fidélité au droit international de ses alliés occidentaux, et du courage et de la vigilance de chacune et chacun à travers le monde, devant les atteintes intolérables au droit humain.
Jusqu’à quel point allons-nous accepter l’inacceptable ? Jusqu’à quel degré d’inhumanité devrons-nous descendre avant que notre conscience collective ne se réveille ? À ce stade, l’affaire n’est pas de mots : « crime contre l’humanité », « génocide », « nettoyage ethnique »,pas même d’un poids de chair et de sang, mais d’âme, d’humanité, quand tous seuils franchis, on se trouve confronté à l’injustifiable, à l’innommable. Face à cette urgence absolue, d’une lueur à sauver au fond de chacun de nous, nous devons retrouver la force morale de dire « non », avec fermeté, dignité et courage, à cette horreur qui se déroule sous nos yeux. Nous devons enfin nous engager sur le chemin de la reconnaissance d’un Etat palestinien parce que, face au terrorisme islamiste du Hamas comme au messianisme ultrareligieux d’une partie du gouvernement israélien, la réponse ne peut être que politique dans l’affirmation d’un principe, du droit et de la justice.
Si nous échouons à garantir la vie et la dignité du peuple de Gaza, c’est notre propre humanité que nous condamnons.
– Dominique de Villepin