« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! »

Il n’a pas fini de courir et il nous pousse devant lui, toujours un peu plus loin vers l’abîme, vers la catastrophe, vers l’absurde. C’est le vieux monde qui nous pousse dans les bras des empires, c’est lui qui nous condamne à la destruction planétaire, c’est lui qui nous enferme dans des identités toujours plus étroites.

Qu’on se le dise, nous ne sommes pas encore rentrés dans le XXIème siècle.

Partout où nous regardons, et même s’il tente parfois de se travestir en Nouveau Monde, c’est le même cycle qui se perpétue et qui s’aggrave. À quoi le reconnaître ?

Il est paradoxal, justifiant toujours ses demandes par l’échec passé des mêmes demandes.

Il est binaire, incapable de se tenir sur le seuil où plusieurs réalités peuvent, un certain temps, coexister.

Il est brutal, préférant toujours trancher plutôt que préserver, passer en force plutôt que réunir, parler plutôt qu’écouter.

L’écologie en est un cruel révélateur.

À l’heure où l’humanité entière a déjà devant les yeux les dangers à venir, chaque jour est l’occasion de spectaculaires reniements. En Europe, en France, ce sont des dizaines de petits reculs et de coups de canifs qui menacent. Contre la loi Duplomb, plus d’un million de Français se sont mobilisés, plus d’un million de Français ont exprimé leur inquiétude en un temps record. A minima exprimé leur incompréhension après des années d’interdiction en observant ce revirement comme un reniement.

Cette loi est une loi du vieux monde. Perpétuer, en guise de sauve-qui-peut économique de la filière agricole, ce même modèle intensif en produits chimiques qui a conduit à sa situation actuelle. Brutaliser, dans sa manière de s’imposer au Parlement. Cliver, polariser, binariser dans son approche de la société française, opposant absurdement les agriculteurs, imaginés tout d’un bloc, aux défenseurs de l’environnement, eux aussi réduits à la caricature. L’Ancien Monde a creusé de trop nombreuses fractures, et ces stériles oppositions instrumentalisées par les responsables politiques ne sont pas à la hauteur des défis. Au XXIème siècle, il est temps de faire advenir l’ère de la réconciliation.

Nous avons des indices significatifs de risques potentiels graves sur la santé humaine, sans compter les risques avérés de contribution à l’effondrement de la biodiversité, mais nous n’avons pas, comme le dit l’ANSES, d’études quantitatives suffisantes pour prouver les effets sur la santé. Voilà qui est déjà très différent de conclure « à l’absence de conséquences de l’acétamipride sur la santé humaine ». C’est une lecture erronée qui n’élève pas le débat. Qui ne le permet même pas.

Le XXIème siècle devra être celui du respect des seuils.

Nous entrevoyons suffisamment les dangers, mais ne les cernons pas encore pleinement. Alors que faire ? Attendre les malformations et les morts et traîner plus tard en justice ceux qui auront plaidé l’innocuité ? Ça, ce n’est pas de la politique.

La politique exige de créer un cadre pour vivre sur ce seuil.

Une règle simple : passé un certain nombre de signaux d’alerte scientifiques, à la demande du gouvernement, du parlement ou de pétitions citoyennes, une procédure de sauvegarde est engagée. Blocage temporaire de la circulation de produits potentiellement dangereux, évaluation immédiate des coûts économiques de ce blocage, et une agence nationale telle que l’ANSES pour délivrer un avis scientifique décidant des phases ultérieures, nouvelle autorisation ou interdiction définitive.

Il n’est pas acceptable que la seule donnée provisoire et précaire soit la santé des Françaises et des Français.

Il est temps de sortir complètement de cette logique mortifère et d’entrer dans une logique de transition articulant les besoins économiques de la filière avec les impératifs de la transformation écologique, dans une logique de planification, de concertation et de négociation collective pour un nouvel élan agricole aussi important que le remembrement engagé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Ni rabot ni tronçonneuse : le XXIème siècle devra être celui de l’espoir.

Le Vieux Monde est partout. Sur l’écologie, nous l’avons dit. Il rôde, nous l’avons vu cette semaine, sur les finances publiques aussi.

Quelques jours après la proposition d’un plan pluriannuel de redressement des finances publiques, qu’a-t-on observé ? Un gouvernement sortant des tiroirs toutes les vieilles solutions, tous les vieux arguments, toutes les vieilles justifications, celles-là mêmes qui nous ont conduits en l’espace d’un demi-siècle à une dette toujours plus élevée et mis à la merci de la prochaine crise financière, sanitaire ou écologique.

Après le rabot, après la tronçonneuse, on a fait le choix cette fois-ci de la casse automobile en comprimant de force et à l’aveuglette les dépenses au niveau de l’année précédente. Jamais on ne réussira à fixer un cap en collant des rustines sur des pneus crevés. Comment ne pas se rendre compte que c’est de méthode même qu’il faut changer, que le déficit n’est pas la faute des Français, mais le signe d’une politique à laquelle ils refusent désormais de consentir ? Et pourtant, d’élection en élection, le vieux monde renouvelle les mêmes promesses de baisses d’impôts des uns, les mêmes promesses de hausses des dépenses des autres, avec pour aboutissement identique l’aggravation systématique de la dette. Et pourtant, les « comptes de fées » publics ne meurent jamais : le ruissellement de la richesse prôné par les uns doit résorber le déficit des baisses d’impôts des plus riches ; la politique de l’offre des autres doit compenser par la compétitivité les baisses massives de charges ; le choc de demande doit rembourser par la croissance la hausse des dépenses sociales. À chaque fois que l’un de ces mythes concurrents mais complémentaires est démenti, on nous dit que c’est parce qu’on n’y a pas cru assez fort. Le déficit, plus simplement, c’est le prix du vieux monde, le symptôme de l’injustice, de la confusion et de la perte de l’intérêt général.

Il est temps de nous libérer de lui et d’ouvrir une nouvelle page politique, fondée sur la défense des seuils, la transformation volontaire et ambitieuse de notre pays pour affronter en toute indépendance le monde de demain. Il est temps d’entrer enfin dans le XXIème siècle.

– Dominique de Villepin