© AFP/Archives - LOIC VENANCE
© AFP/Archives - LOIC VENANCE.

Le 13 novembre 2015, le terrorisme islamiste frappait à Paris et à Saint-Denis dans une vague d'attentats qui a marqué la Nation tout entière avec douleur. 130 femmes et hommes y perdaient la vie, avant que deux victimes ne succombent au poids du traumatisme. 132 vies, fauchées par le terrorisme islamiste en plein coeur de notre capitale.

Dix ans après, le premier devoir est celui du souvenir, mais nous ne pouvons pas nous contenter de la commémoration. La menace n’a pas disparu. Rien ne permet d'affirmer que le cycle de la violence soit enfin achevé. Nous ne pouvons baisser la garde, mais devons nous demander comment lutter mieux, plus efficacement, sans trahir ce que nous sommes.

Le terrorisme, au premier rang desquels le terrorisme islamiste, est le fléau de notre époque. Il y a dix ans, nous basculions dans un temps d’horreur : celui des attentats de masse. Ce basculement s’est fait en plusieurs temps. En 2012, avec les attentats de Mohammed Merah, notamment contre l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse, le retour de la violence meurtrière frappait notre pays après quinze ans de répit. Puis vint l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, qui visait directement la liberté de pensée et d’expression, au cœur même de l’esprit républicain. Ce fut ensuite la peur, la peur nue, celle que de tels actes puissent se reproduire partout, à tout moment. Et cette peur devint réalité à Nice, le 14 juillet, jour de fête nationale.

La menace est toujours là. Rajeunie, diversifiée, individualisée, elle a changé de visage. C’est désormais le temps des trajectoires rapides, des radicalisations immédiates, des passages à l’acte isolés, des « loups solitaires »

À cette peur s’ajouta la colère, la colère contre l’incapacité de l’État à empêcher ces meurtres de masse. Puis l’incompréhension : comment des filles et des fils de France pouvaient-ils nourrir une telle haine contre leur propre société ? Contre la joie, contre la fête, contre la liberté, contre la France ?

Il y a eu un sursaut. L’État a réagi. Il s’est donné les moyens de lutter contre les organisations, d’exercer sa vigilance et de traquer les financements. La Nation a réagi. Elle a fait bloc pour rejeter la violence et affirmer son unité. Mais cette unité, née dans la douleur, doit aujourd’hui se transformer en lucidité. Car nous n’en sommes pas sortis. La menace est toujours là. Rajeunie, diversifiée, individualisée, elle a changé de visage. C’est désormais le temps des trajectoires rapides, des radicalisations immédiates, des passages à l’acte isolés, des « loups solitaires ». Ceux qui ont assassiné Samuel Paty, Dominique Bernard, Renato Silva, Arnaud Beltrame, Jean Mazières, le père Jacques Hamel, Mauranne Harel, Laura Paumier…Tous ces noms, triste liste des victimes du terrorisme islamiste en France, résonnent avec le devoir de vigilance et d'action.

Cette menace, mouvante et polymorphe, dépend à chaque instant de deux dynamiques qui s’entrecroisent. Elle se nourrit d’abord des ressentiments, au-dedans comme au-dehors. Les sentiments d’injustice, de relégation, d’exclusion à l’intérieur de nos frontières sont instrumentalisés comme terreaux de recrutement et de radicalisation. Elle se nourrit aussi de ce qui se passe à l’extérieur : des fractures du monde, de ces organisations qui cherchent avant tout à s’emparer du pouvoir dans leurs propres pays, au Moyen-Orient comme dans la ceinture sahélienne de l’Afrique, de Bamako aujourd’hui sous blocus des milices islamistes à El Fasher, ville martyre soudanaise où les mêmes qui commirent les exactions au Darfour massacrent et violent en masse aujourd’hui. Tant que nous ne contribuerons pas à une paix durable et à un équilibre stable, notamment au Moyen-Orient, le cycle terroriste se régénérera sans fin. Tant que nous ne serons pas parvenus à aider des Etats nations viables à se consolider en Afrique, le cycle des recrutements se poursuivra.

© Élysée
© Élysée.

Dans le même temps, le terrorisme vise à retourner notre propre force contre nous-mêmes. Il attaque d'abord une idée : celle de la France, comme projet et comme corps vivant. Le terrorisme islamiste en est une incarnation. Ce qui est insupportable aux terroristes, ce n’est pas la force de nos armes, c’est la puissance de nos valeurs. C’est l’idée que leur lecture dévoyée et ultra-minoritaire de la religion musulmane puisse être contestée par une société où l’on croit sans imposer, où l’on vit sans exclure.

Le terrorisme est un virus opportuniste, celui de la violence politique, qui se propage à travers le corps social, qui délégitime l’action de l’État et, à terme, la retourne contre la société elle-même. Son objectif n’est pas seulement de tuer, mais d’épuiser : épuiser la confiance, la cohésion, la patience d’un peuple. Regardons ce que sont devenus certains États d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient après plus de dix ans de combats antiterroristes : des États sclérosés, épuisés, délégitimés.

« La lutte contre le terrorisme ne peut être efficace qu’à condition de rester fidèle à l’État de droit. C’est son ancrage et sa légitimité. »

Là-bas, le terrorisme prend le pouvoir. Ici, son objectif n'est pas de conquérir, mais de noyer les démocraties dans son miroir de peur, de suspicion, d'autoritarisme. Il cherche à nous faire tomber dans le piège identitaire, sécuritaire, autoritaire, qui aura toujours besoin de la menace terroriste persistante pour légitimer son emprise sur la société.

Regardons ce qu’ont produit les politiques antiterroristes sans limites : en Israël, la destruction totale et indiscriminée de la bande de Gaza ; en Russie, la violence déchaînée de la Tchétchénie à Beslan ; aux États-Unis, la surveillance généralisée née du 11 septembre, qui a transformé le pays sans le rendre plus sûr ; en Chine, le contrôle et la stigmatisation de masse. Partout, la confusion entre sécurité et domination finit par affaiblir ceux qu’elle prétend protéger. La France doit rester ferme sans brutalité, lucide sans obsession, fidèle à l’État de droit sans renoncer à sa force.

Le terrorisme met à l’épreuve l’intelligence de l’État, l’obligeant à conduire une politique de sécurité efficace, ciblée et équilibrée, dans un contexte émotionnel volatile. C’est un test de lucidité et de sang-froid. Il faut renforcer cette politique, mais la renforcer dans la clarté. Nos institutions ont montré leur efficacité. Le Parquet national antiterroriste est une réussite, car il a permis d’unifier l’action judiciaire et d’accélérer les procédures. La réforme de la DGSI, née dans le sillage des attentats d’Al-Qaïda, a amélioré la coordination et la réactivité des services de renseignement. Ces acquis doivent être consolidés dans la durée.

Il faut garantir une stabilité juridique qui évite l'inflation des lois d’exception et renforcer la formation des magistrats, policiers, gendarmes, personnels pénitentiaires et éducatifs. La lutte antiterroriste ne repose pas seulement sur la répression, mais sur la prévention, notre point faible. Près de 70 % des suspects sont aujourd’hui mineurs, signe d’une mutation profonde. La radicalisation, islamiste d’abord mais sous toutes ses formes, se diffuse désormais en ligne. C’est là qu’il faut agir : fermer les sites, contrôler les flux, mais surtout éduquer, prévenir et offrir d’autres voies d’appartenance. 
Le numérique, aujourd’hui, est devenu un champ de bataille. Les boucles algorithmiques enferment les esprits dans des certitudes, la rumeur remplace la vérité, l’indignation fait office de réflexion. Les plateformes doivent être responsabilisées, les juges doivent pouvoir intervenir rapidement, mais surtout, l’école doit redevenir un lieu d’apprentissage de l’esprit critique. Lutter contre la radicalisation, c’est aussi apprendre à penser, à douter, à trier l’information.

Thierry Keup embrasse un CRS lors de la manifestation 'Je suis Charlie', le 11 janvier 2015 à Paris. © FTV
Thierry Keup embrasse un CRS lors de la manifestation "Je suis Charlie", le 11 janvier 2015 à Paris. © FTV.

La lutte contre le terrorisme ne peut être efficace qu’à condition de rester fidèle à l’État de droit. C’est son ancrage et sa légitimité. La coordination entre la justice, la police et les services financiers est la clé : c’est en suivant les flux d’argent qu’on déjoue souvent les attentats. La lutte antiterroriste est aussi une bataille financière et judiciaire, qui exige la coopération entre les institutions et la transparence des procédures.

Mais la bataille ne se joue pas qu’à l’intérieur. Elle se joue aussi sur les champs extérieurs, là où le terrorisme prospère, là où se nourrissent ses bases et ses illusions. La France doit maintenir la pression sur les organisations terroristes et sur leurs soutiens, sans tomber dans les aventures militaires extérieures sans fin. L’échec de l’opération française au Sahel doit nous servir d’enseignement. Il faut cibler, neutraliser, couper les flux, mais sans perdre de vue que la stabilité durable repose sur l’équilibre politique. Le soutien aveugle à des régimes autoritaires, au nom de la lutte contre le terrorisme, alimente les frustrations dont se nourrit la radicalisation. À l’inverse, une ouverture précipitée, sans institutions solides, engendre le chaos, comme on l’a vu après les Printemps arabes. Entre ordre sans justice et justice sans ordre, il faut choisir la voie difficile, celle de l’équilibre et de la patience de l’action.

Mais au-delà des dispositifs, des lois et des moyens, il y a une exigence morale. Nous ne vaincrons pas le terrorisme en renonçant à la France. L’ennemi veut nous enfermer dans la forteresse identitaire ; il attend que nous confondions la foi et le fanatisme, l’étranger et l’ennemi, la sécurité et la suspicion. À ce piège, nous devons répondre par la fermeté ciblée, la prévention intelligente et l’unité républicaine.

Les terroristes espèrent une France divisée, crispée ou résignée ; opposons-leur une France rassemblée, lucide et ferme, qui se défend sans se trahir et tient debout par fidélité à ce qui la fonde.

La France n’a pas vocation à vivre dans la peur ni en état d’alerte permanent. Elle a vocation à demeurer une République sûre par la loi, forte par la mesure et grande par sa fidélité à l’humanisme qui l’inspire. Ne pas relâcher la lutte antiterroriste, c’est d’abord cela : rester fermes sur nos principes pour tenir bon sur notre sécurité.

– Dominique de Villepin