Nous sommes le 1er novembre. Aujourd'hui, débute la trêve hivernale, exemple de justice sociale qui consiste à protéger l'essentielle dignité humaine en ne frappant pas les plus pauvres d'une mesure d'expulsion risquant de les conduire à dormir dans la rue. Mais c’est aussi le moment de penser à ceux qui ne seront pas expulsés parce qu’ils sont déjà sans domicile fixe et, pour un trop grand nombre d’entre eux, sans abri.
Une trêve ? Mais dans quelle guerre ? La guerre faite aux pauvres ou la guerre contre la pauvreté ? Derrière les statistiques, il y a des visages, des vies brisées, des destins tragiques. Il y a la violence, les nuits interminables, le mépris, il y a les humiliations quotidiennes, les vols, les agressions sexuelles, le désespoir, les files d'attente devant les distributions solidaires, la mendicité. Les pauvres ont des noms, des visages, des histoires, des familles. Ils ont une fierté, une identité, une force. Cet homme, aux ongles noircis par le temps, qui a vu sa vie s'effondrer, et qui témoigne : « D’un être humain, je suis devenu un tas de vêtements que tout le monde ignore. ». Cette jeune adolescente, de seize ans à peine, qui a quitté le domicile familial pour fuir les coups, et qui s'est retrouvée livrée à elle-même dans les rues d'une grande capitale.
« 2 000 enfants à la rue ! Les mots ont-ils encore un sens ? Comment peut-on lire cette information sans révolte ? »
Pourtant, ces vies, c’est à peine si on les voit. Je suis frappé par la disparition, en France, de la pauvreté dans le discours politique et médiatique au cours du dernier quart de siècle. C'est devenu une chimère dans la parole des responsables politiques, à peine effleuré par les programmes, absent des discussions sur le budget.
Le sans-abrisme continue de se répandre dans les métropoles comme dans les campagnes ; il s'installe aux abords des écoles, dans l'ombre des axes routiers, sous les porches, dans les halls d'immeubles. Cet automne, nous avons appris que 2000 enfants dormaient en ce moment dans les rues de France. 2000 enfants à la rue ! Les mots ont-ils encore un sens ? Comment peut-on lire cette information sans révolte ? À la sortie des classes, beaucoup ne trouvent ni chambre, ni salon, ni table pour les devoirs. D'autres vivent à l'étroit dans des hôtels sociaux, dans des foyers saturés, dans des hébergements précaires où la promesse d’un avenir meilleur semble toujours plus lointaine et incertaine. Comment grandir, comment devenir citoyen, dans un quotidien fait d’insécurité, de peur, de précarité extrême ?
Pour autant, la pauvreté ne se résume pas au sans-abrisme. Elle se cache aussi dans des existences apparemment stables. Celle des salariés qui travaillent mais dont le revenu ne suffit plus à couvrir les charges élémentaires de la dignité, celle des familles qui survivent le soir dans des logements insalubres, trop chauds l'été et trop froids l'hiver, celle des retraités isolés dont la vie se passe dans l'indifférence et la solitude, celle des jeunes qui acceptent des conditions de vie honteuses et qui, trop souvent, sacrifient le temps qu’ils voudraient consacrer aux études à travailler pour se nourrir.
Aujourd'hui, l'INSEE estime à plus d'un Français sur sept le nombre de citoyens qui vivent sous le seuil de pauvreté. Cela représente 9,5 millions de femmes et d'hommes, d'enfants, d'adolescents, qui peinent à subvenir à leurs besoins essentiels. La pauvreté contemporaine mine la cohésion nationale, parce qu'elle installe dans un même pays deux univers qui n’ont plus rien en commun : celui de l'abondance et celui du manque.
La pauvreté, aujourd'hui, est aussi celle des travailleurs. Ils sont des millions de salariés, de travailleurs précaires, qui assurent le fonctionnement quotidien du pays sans pouvoir en vivre. Ils nettoient nos écoles, soignent nos malades, livrent nos repas, accompagnent nos enfants et nos aînés. Leur salaire ne suffit plus à garantir leur logement, parfois même un repas complet pour leur famille. Cette pauvreté issue du labeur, constitue une double trahison du pacte républicain, celle de la promesse de solidarité avec les plus fragiles, celle de la récompense de l’effort et du mérite.
Si nous voulons aujourd'hui attaquer le mal à la racine, nous devons comprendre les traits communs de ces pauvretés juxtaposées.
« La pauvreté reproduit dans la misère toutes les formes de dominations que nous devons combattre. Elle doit donc rester l'une des priorités de la politique, tant que persistera cette simple question : comment est-il seulement possible que certains n'aient rien, quand d'autres possèdent tant ? »
D'abord, la pauvreté se mesure en privations accumulées. Renoncement ou ajournement des soins, logements exigus ou absents, vacances hors de portée, culture inaccessible. Ensuite, elle agit comme une sorte d'héritage, car la pauvreté est, hélas, une maladie héréditaire. Un enfant qui a grandi dans la précarité court deux fois plus le risque d'être pauvre une fois adulte qu'un autre enfant. Troisièmement, elle est subie, à travers une succession de relégations qui forment un piège et demandent toujours plus d'efforts pour s'en sortir quand on a toujours moins d'énergie à mobiliser. Personne ne choisit la pauvreté par paresse. Enfin, elle est un poids de la géographie, parce qu'elle se concentre dans l'espace, dans quelques poches urbaines ou rurales. La pauvreté sédimente là où la République recule.
En définitive, la pauvreté c'est la vulnérabilité, et même l'empilement des vulnérabilités que produisent les injustices sociales. Elle est le miroir inversé de la société de la performance, du parcours « sans faute » - étrange expression ! - le résultat des mille et une occasions de trébucher. Elle s’accroît non par inattention ou par relâchement de l’effort, mais par la construction même de la société contemporaine qui se figure comme une grande course de tous contre tous. La pauvreté concentre en elle tout ce que la société génère d'inégalités : économiques, culturelles, symboliques. C'est pourquoi les femmes, les enfants, les immigrés, y sont surreprésentés. La société reproduit dans la misère toutes les formes de dominations que nous devons combattre. La pauvreté réside au cœur même de la société, et non pas à ses marges. Elle reste un scandale, un mystère, une condamnation de nos modes de vie. Elle doit donc demeurer l’une des priorités de la politique, tant que persistera cette simple question : comment est-il seulement possible que certains n'aient rien, quand d'autres possèdent tant ?
C’est pour cette raison, j’en ai la conviction, qu’elle est au cœur de l'enjeu démocratique. Parce que là où la pauvreté s'installe, la confiance disparaît. L'abstention, la colère, la défiance, la résignation ne sont pas des caprices, mais les symptômes d'un sentiment profond de désenchantement né de l'impression d'avoir été effacés du récit collectif. Un Parlement des pauvres ne parlerait pas pour ne rien dire.
« Admettre que la pauvreté est structurelle, ce serait admettre la nécessité de réformer la société en profondeur. »
Comment ce silence et cette inaction ont-ils pu s’installer ? Je vois trois raisons qui conduisent nos sociétés, à mesure qu’elles deviennent de plus en plus riches, sophistiquées, inondées de consommations inutiles, à détourner le regard non pas seulement de la pauvreté, mais des pauvres eux-mêmes.
La première raison est que la peur des pauvres s’est répandue dans la société.
Peur de la contagion, d'abord, parce qu'il reste cette idée ancrée que la poisse de la pauvreté peut se transmettre d'un regard, parce qu'elle nous met face au miroir de nos hantises. Peur de la culpabilité, parce qu'il n'est jamais agréable de confronter nos propres existences à la misère sur laquelle elles sont adossées.
Mais n’ayons pas peur ! La pauvreté n’est pas une poisse. Elle est faite de main d’homme. Plus profondément encore, les pauvres sont les produits d’une société de la performance et de la standardisation qui ne sait que faire des vies cabossées, des échecs, des erreurs parfois. De la peur à la colère contre les pauvres, le chemin est court. Là où dans les sociétés traditionnelles, les pauvres avaient une place, certes bien peu enviable, mais une place, dans la société moderne de la performance et de l’administration des choses, ils n’en ont plus aucune. De vigies de l’au-delà, ils sont devenus de gênants témoins à charge de l’ici-bas. Ils ne sont pas seulement rejetés puis ignorés : ils sont invisibilisés.
Deuxième raison, le regard de l'État lui-même s'est détourné.
L’État commet depuis longtemps trois erreurs dans sa relation aux pauvres. D’abord, il traite de plus en plus de statistiques, de zones, de cadres réglementaires, alors qu’en réalité les femmes et les hommes lui échappent. Pire, ils le frustrent parce que l’administration ne comprend pas pourquoi elle échoue. Ensuite, il croit traiter une urgence quand il affronte les structures mêmes de la société. Il dépense des fortunes dans des hébergements d’urgence, mais renâcle à investir dans des lieux d’accueils pérennes et dignes, prétextant que cela enracinerait la pauvreté. Car admettre que la pauvreté est structurelle, ce serait admettre la nécessité de réformer la société en profondeur.
Enfin, l’Etat, agit trop souvent de manière cloisonnée, par politiques publiques juxtaposées. S'il ne veut pas demeurer aveugle à ses propres incuries, il lui faut impérativement coordonner ses actions et faire dialoguer ses politiques entre elles. En 2017, le candidat Emmanuel Macron déclarait qu'il ne voulait « plus personne dans la rue d'ici la fin de l'année ». Huit ans après, plus de 330 000 personnes sont sans domicile fixe dans notre pays. Presque le double. Chaque hiver, les dispositifs d'urgence sont débordés, les numéros d'appels saturés, les associations épuisées. Comme Potemkine camouflant la misère des villages russes au passage de l'Impératrice, nous posons sur la pauvreté un voile d'invisibilité. La France entière fut scandalisée, en 2024, d'apprendre que des centaines de sans-abris avaient été éloignés de la capitale, que la misère avait été déplacée pour ne pas troubler le spectacle des Jeux olympiques..
Troisième raison, le triomphe définitif du matérialisme crée de nouvelles pauvretés.
Lorsqu'on est pauvre, tout est plus cher. Le téléphone, le logement, même inconfortable et provisoire, l'hygiène, l'alimentation. Tout pèse plus lourd. Le luxe du choix appartient à ceux qui peuvent comparer ou accéder aux services bancaires. Alors, la pauvreté ne se vit plus seulement comme un manque, mais comme une honte. Le regard social pèse, l'opulence humilie, les vitrines des magasins rappellent tous le jours à ceux qui n'ont pas qu'ils devraient désirer davantage. Pendant ce temps, l’espace public se déshumanise et se dématérialise. On ne fait qu’y passer, le pas pressé et les poches vides, puisque tout se règle par carte. Dans ce monde le geste simple de l’aumône disparaît et avec lui un peu de l’esprit du don. Le pauvre est effacé du champ visuel.. Il ne consomme pas, donc il dérange. La pauvreté moderne est une exclusion du commun, une solitude au milieu de l'abondance.
« Changer de regard, c'est aussi redonner à chacun une place dans l'imaginaire collectif. Parce que la pauvreté n'est pas que le manque matériel. C'est aussi l'exclusion du beau, du savoir, de la parole, des représentations culturelles. »
Alors, ce n’est pas l’argent qui va résoudre la question de la pauvreté en France, c’est la transformation de la société et la réformation de l’État.
La première réponse, c’est le combat pour le bien public, puisque sa disparition est la cause de l’indifférence et de l’impuissance. Soyons sans naïveté. La pauvreté n’est pas un oubli, mais la conséquence d'un projet d'accaparement global, de domination technologique de l’humain et du vivant, de la machine à désir et à obéissance. Il ne suffit pas de retrouver l’humanité en nous, il faut lutter contre les forces de la privatisation du monde, par les moyens de la puissance du collectif. Cette capacité à voir un bien commun au-delà de tous les intérêts privés, cette capacité à faire émerger la volonté générale, elle demande d’abord de remettre la République à l’endroit.
La deuxième réponse, c'est le regard. Il nous faut regarder la pauvreté, la reconnaître, et reconnaître celles et ceux qui la subissent comme des acteurs de plein droit de la société. Ils ne sont pas des erreurs à corriger, des vies à réparer, des carrosseries à débosseler, mais des citoyens à écouter et des fiertés à accompagner. Changer de regard, c'est aussi redonner à chacun une place dans l'imaginaire collectif. Parce que la pauvreté n'est pas que le manque matériel. C'est aussi l'exclusion du beau, du savoir, de la parole, des représentations culturelles. Quand la culture devient privilège, c'est la société tout entière qui s'appauvrit. Garantir à toutes et à tous l'accès à la lecture, à la musique, au théâtre, c'est restaurer la capacité d'expression, de rêve et de création qui permettent à une démocratie de se survivre à elle-même.
La troisième réponse consiste à rassembler toutes les forces vives afin de mettre en œuvre un accompagnement concret et durable. Certes, il n’y a pas de recette miracle contre la pauvreté, mais il est possible de coordonner les acteurs de la société civile, les travailleurs sociaux et les acteurs publics, afin d’empêcher les personnes vulnérables de basculer dans l’engrenage de la pauvreté. Il s’agit ainsi d’établir une continuité d’accompagnement et de soin qui articule des équipes psycho-médicosociales autour des besoins d’une personne singulière. Les causalités sont multiples, enchevêtrées, inscrites dans le temps long de vies accidentées. Solitudes et séparations, addictions, parcours scolaires et professionnels erratiques. Il faut relier les dispositifs entre eux, éviter les effets couperets des mesures d’âge, par exemple pour l’Aide Sociale à l’Enfance d’un côté, pour le minimum vieillesse de l’autre. La pauvreté est aussi une question de lieux. Dans les zones rurales, les quartiers périphériques, les communes délaissées, chaque fermeture d’école, de gare, de service public agit comme une condamnation discrète. Réinvestir ces territoires, c’est rétablir l’égalité des chances dans sa dimension la plus concrète : celle de l’accès à la présence humaine.
Cibler les vulnérabilités, cela signifie développer des politiques publiques qui répondent à des situations concrètes, pas des compensations monétaires pour solde de tout compte. Il faut une politique ciblée pour les femmes et notamment les familles monoparentales, dont une sur trois affronte la pauvreté chaque jour. Il faut une politique dédiée pour les enfants, pour donner plus à ceux qui ont moins et centrer l’éducation prioritaire sur les enfants pauvres plutôt que sur des zonages abstraits, en formulant des dispositifs d’accompagnement spécifiques.
La dernière réponse, enfin, c’est la réouverture des cœurs et des esprits. C’est de surmonter la honte de ne savoir que dire et que faire pour aller à la rencontre des autres, voisins, concitoyens, collègues, prochains, et proposer une présence, sans jamais s’imposer. Dans la pauvreté, l’humanité est nue et il n’y a pas lieu de demander ni la religion, ni la couleur de peau, ni les opinions, ni les bonnes manières ou les erreurs passées. Aider est en réalité le simple refus de l’inacceptable, et peut-être la prise de conscience que les places dans la société sont pour une large part le fait du hasard et que, par réciprocité, on voudrait, si on venait à être dans la même situation, que quelqu’un vienne vers nous. C’est pour cette raison même que le point de départ de tout renouveau humaniste de nos sociétés comme de nos politiques suppose de remettre l’humain au centre.
Est-ce à dire que nous renonçons à aider le grand nombre pour nous concentrer sur quelques-uns ? Bien au contraire ! En replaçant la personne humaine au centre, de nouvelles politiques humanistes deviennent possibles, plus solidaires et respectueuses de chacun, et capables surtout de restaurer la confiance en l’action publique et en l’avenir.
Le mètre-étalon d'une société doit toujours être, plus que la seule justice, le souci de tous et surtout de ceux qui ont le moins. C'est à cette aune que nous devons mesurer la civilisation. Pas à la hauteur de ses gratte-ciels, pas à la vitesse de ses innovations, pas à la richesse de ses élites, pas à la prospérité de son économie, mais à la manière dont elle protège les plus fragiles, à la dignité reconnue de tous ses citoyens. Il nous faut, ainsi, continuer de refuser l'inacceptable.
– Dominique de Villepin